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Génèse : Cervinia avant le déferlement des masses

Le défi de construire la modernité à la montagne et l’échec de l’expérience de Sestrières furent-ils une chance pour le fonctionnalisme italien, ses spécificités et son évolution ?

Les données contingentes n’étaient pas les mêmes. L’expérience malheureuse de transposition d’une technologie sans architecte à Sestrières avait été, à peine les travaux commencés, un échec urbanistique et humain annoncé. Et ce fut le cas.

La conséquence en fut que la question d’une architecture moderne spécifique à la montagne restait alors sans réponse. Et que la validité d’une architecture moderne modelée par la préexistence environnementale n’avait toujours pas été démontrée en milieu rural après la guerre.

Le Grand Cervin, archive privée

Cervinia n’était pas un no man’s land lorsqu’en 1934 la première route carrossable  permit  sa transformation en station de sports d’hiver.

Il y avait là deux villages, des guides, des hôtels, une clientèle, des exploitations agricoles, bref une vie, une histoire et une culture locale qui obligèrent à considérer autrement qu’à Sestrières toute intervention. Mais après la guerre, il fallait pour confirmer le succès de Cervinia de véritables architectes avec une sensibilité adéquate.

En 1946, le fonctionnalisme orthodoxe international voyait en Italie s’opérer une mutation qui ne demandait qu’à s’exprimer et à répondre à ce défi. Cervinia était une opportunité à ne pas négliger pour tenter de donner un visage à cette mutation. Ce fut aussi une occasion de tordre le cou à quelques malentendus ou préjugés concernant notamment l’opposition entre architecture organique et fonctionnalisme et de valider en milieu rural et en acte le tropisme « contextualiste » du rationalisme italien déjà en germe avant-guerre.

Carlo Fornara, autoportrait dans son village de Cravegia, à un jet de pierre de Cervinia, vers 1898

S’il a fallu attendre le début du XXème siècle pour que les Alpes se peuplent en hiver, les heureux du monde et les artistes en avaient déjà fait depuis au moins un demi-siècle leur lieu de villégiature l’été.

L’hiver, ils échappaient aux villes en passant quelques mois à Monte-Carlo, à Nice, à Corfou, Palerme ou Capri. Mais l’été ils choisissaient la montagne.

On pouvait y trouver Gustav Malher composant dans sa cabane des Dolomites, Visconti l’évoque dans son adaptation de Thomas Mann (La Mort à Venise) à travers les souvenirs de bonheur idyllique en famille dans les herbages fleuris que le protagoniste nostalgique rappelle à sa mémoire avant de sombrer seul dans la pourriture de la lagune, le même Thomas Mann en fait son plus grand roman, La Montagne Magique, et le grand peintre divisionniste Segantini son sujet de prédilection. Mais c’était l’Italie sous influence germanique des alentours de Cortina au Nord de Venise.

La cabane à composer de Gustav Mahler à Toblach dans les Dolomites, 1908

En Italie nord occidentale la plupart des touristes étaient anglais et ceux qui se joignaient à eux en été pour profiter de l’air frais, des prairies et des paysages spectaculaires étaient plus mélangés : les villes du nord de l’Italie avaient leur contingent de montagnards estivaux qui venaient rejoindre l’aristocratie des cimes : les alpinistes.

Pourtant la montagne voisine, en France, était bien mieux équipée, la Suisse aussi et même les Dolomites.

Mais dans le nord-ouest il y avait beaucoup à faire et, pour les infrastructures techniques, les  villages de Breuil-Cervinia-Valtournenche et le no man’s land de Sestrières en étaient quasiment au même point au milieu des années 30 !

Breuil-Cervinia et Valtournenche comptaient cependant déjà de nombreux hôtels, des restaurants et on logeait aussi volontiers chez l’habitant. Ce n’était ni un désert, ni une terre vierge. Les villages existaient et depuis 1891 (achèvement de la première partie de la voie carrossable) on y croisait toujours une proportion importante d’étrangers, notamment ces fameux pionniers anglais passionnés de montagne et de nombreux mordus italiens, souvent abordés sur le bord de la nouvelle route par les premiers guides de haute montagne, les meilleurs attendant paisiblement chez eux qu’on vînt les engager. La population moins cosmopolite et élégante que les randonneurs de la Mer de Glace, les habitués des Dolomites ou les grimpeurs de Chamonix devint de plus en plus italienne, surtout aprèsl’arrivée du ski, inversant ainsi haute et basse saison, faisant de l’hiver la période la plus fréquentée et équilibrant le tourisme étranger malgré la liaison par chemin de fer d’Ivrea à Aoste qui laissait tout le monde à Châtillon à partir de 1886. La route carrossable commencée en 1868 monte jusqu’à Valtournenche en 1891, mais il restait encore 9 km de chemin de chèvre pour arriver à Breuil. Enfin, en 1934, Breuil-Cervinia eut sa route.

L’apparition précoce du ski d’été sur le plateau de Rosa, près du col du Théodule qui donnait accès à Zermatt, acheva de faire de l’année un quasi continuum. (1)

C’est le volontarisme des entrepreneurs milanais et turinois mais aussi calabrais qui permit de faire de ce site une vraie station, ce qui était l’ambition du régime fasciste au milieu des années 30. Ils financèrent hôtels, équipements techniques, achat de parcelles, la fin de la route carrossable et à la veille de la seconde guerre la station était à son meilleur. La saison 1939 fut exceptionnelle. Il y avait désormais 14 hôtels et 500 lits. Ces chiffres peuvent paraître assez faibles mais le tourisme de masse n’avait pas encore vu le jour et c’était tout à fait suffisant. En 1945 la plus grande partie de l’Europe étant détruite la station ne vit pratiquement pas de touristes jusqu’en 1949, ce qui laissa le temps de construire de nouveaux hôtels comme celui que Franco Albini (1905-1977) commença en 1949.

Rascard traditionnel de la vallée d’Aoste, archive privée

Ces évolutions ne changèrent que très peu la place à part de l’alpinisme, son prestige et la primauté morale qu’il incarnait. Sa pratique réservée à une élite avertie, souvent intellectuelle et éduquée (instituteurs, professeurs, ingénieurs, architectes etc…) restait dominante en été et culminait au mois de septembre, le mois le plus favorable.

Car l’alpinisme ou la course en haute montagne, sans cesse en bute aux contraintes du milieu pour progresser, prendre de la hauteur et jouir du spectacle époustouflant des Alpes, demandaient un effort et une discipline qui confinait au sport et fatalement sous l’impulsion des britanniques, à la compétition. Le ski demeura avant tout un loisir norvégien « rigolo »  jusqu’en 1924 et les Jeux Olympiques de Chamonix, au moins.  Soit dit en passant, les alpinistes, notamment les guides, étaient le plus souvent aussi d’excellents skieurs.

Franco Albini  faisait partie de cette élite rompue à la montagne dès son plus jeune âge. Il était milanais mais natif de Robbiate près lac de Côme.

Personne dans le monde de l’architecture n’incarnait mieux que lui les valeurs et les vertus qu’exige la progression en haute montagne c’est-à-dire l’alpinisme.

En 1946, l’alpiniste Pirovano ne pouvait trouver mieux que son ami Albini pour construire son école de ski et sa maison à Cervinia. En 1949, le projet revu pour créer une auberge de jeunesse avec son école de ski était engagé, Pirovano s’étant réservé un appartement pour lui et sa famille dans le bâtiment. Ce sera un des bâtiments les plus iconiques de Franco Albini : l’Albergo Pirovano per Ragazzi, achevé en 1955.

L’Albergo Pirovano per ragazzi, dessin-perspective définitif, 1949, Archive Albini

A la question « Vous avez dit moderne ? », certains restèrent perplexes : l’apparence du bâtiment d’Albini ne correspondait pas aux stéréotypes formels de la modernité identifiable au premier coup d’œil à cette époque et même encore aujourd’hui on doit réserver sa réponse tant que l’on ne l’a pas analysé minutieusement.

L’Albergo Rifugio Pirovano per Ragazzi (1946-1955)

L’œuvre d’Albini ne sort pas d’un chapeau.

Si le Rifugio semble tout droit venu de la tradition vernaculaire du « rascard » et de la « baita » valdôtains, il est tout autant un produit d’une tradition moderne née avec Le Corbusier et le Mouvement Moderne. C’est un bâtiment critique au sens où il met l’architecture fonctionnaliste à l’épreuve de l’environnement naturel, culturel, de la préexistence historique et civilisationnelle du lieu et en même temps à l’épreuve de sa propre fonction.

Depuis déjà plus d’une décennie les fonctionnalistes italiens travaillaient à la construction d’une modernité critique soucieuse de l’environnement culturel et urbain dans tous leurs aspects et il ne faut pas s’étonner que ce débat bien avancé en 1949 ait conduit Franco Albini à donner un exemple en milieu rural qui documente précieusement pour nous la nature de ce fonctionnalisme « à l’italienne » et permettait à l’époque de valider une solution qui n’avait eu pour le moment que quelques succès urbains tant les recherches initiées avant-guerre commençaient à peine à produire cette architecture moderne réformée et tant dans le cadre de la Reconstruction on avait bien entendu privilégié les centre urbains et le logement des masses, terrains fortement menacés par la précipitation très tentante d’utiliser l’architecture proposée par les tenants du Style International, devenu une sorte d’académisme pratique, industriel et rapide à mettre en œuvre car répétable à l’infini n’importe où et en un temps record. L’Amérique et ses thuriféraires en étaient bien entendu les promoteurs.

En 1936, avec la Casa del Fascio de Terragni à Côme, le fonctionnalisme italien plus connu sous le nom de rationalisme était déjà parvenu à un degré de perfection difficile à égaler, livrant toute tentative ultérieure à la critique ou à la suspicion et poussant les architectes modernes à chercher à dépasser dialectiquement ce stade dans la construction d’une modernité vivante et évolutive.

Le bâtiment réalisé, archive publique, 1955

Giuseppe Terragni, La Casa del Fascio, Côme, 1935. Archive publique

La Stanza per un Uomo de 1936 : un précédent ?

 

C’est à la triennale de 1936 que l’apogée du rationalisme est atteinte et c’est là que Franco Albini livre pour la première fois un manifeste rationaliste autant qu’un art poétique singulier. Avec sa Stanza per un Uomo, il donne sa propre vision de la modernité

Cette installation typique de la poétique atmosphérique d’Albini, avec ses successions de plans réels ou suggérés, ses transparences, ses hauteurs improbables, utilise les principes des fonctionnalistes du CIAM et met en valeur tous les matériaux modernes (Linoleum, gomme Pirelli, verre de sécurité), mais son caractère allégorique, éminemment personnel, voire autobiographique, une certaine ironie aussi, montrent dans son traitement la voie d’une appropriation intime et critique de la modernité internationale et non d’une acculturation ou d’une soumission, ce dont ni les italiens, pour le moment, ni lui, ni le régime ne veulent à aucun prix…

Éthique rigoureuse, esthétique atmosphérique, organisation rationnelle, affranchissement des pesanteurs matérielles et de toute forme d’aliénation sont les quatre piliers de la poétique albinienne exprimés ici en 1936 et très commentés à l’époque. Démarche profondément humaniste ou idéalisme impraticable ? Mystification égotiste, représentation ambitieuse d’un mode de vie désirable ou propagande normative à l’excès ? Le débat est aujourd’hui tranché : c’est un objet sincère et exemplaire, moderne et humaniste.

La poésie, la raison, la morale et le fonctionnalisme se fondent dans cette réalisation et tendent vers le même but : offrir dans 27 m carrés un espace de vie minimum, essentiel, dédié au corps et à l’esprit d’un homme jeune, sportif, travailleur, moralement exemplaire, bref, moderne.

Pour des raisons sans doute commerciales, car l’ensemble est fait aussi pour la présentation des nouveaux produits de l’industrie, la pièce n’a ni toilettes, ni aucune installation pour préparer un repas. Rien que la douche transparente avait provoqué à l’époque quelques émois pudibonds.

Cette « « Stanza per un Uomo » est autant un manifeste architectural et moral qu’une allégorie de l’homme moderne idéal. C’est une fiction dans laquelle la trivialité n’a pas sa place, au grand soulagement des sponsors-fournisseurs crédités de manière ostentatoire sur des panneaux accrochés les uns à la suite des autres au mur de gauche de l’entrée du stand.

Quant à la cuisine, après tout,  les hommes célibataires à cette époque en Italie, se contentent de prendre un café au bar voisin, déjeunent au bureau et dînent dehors !

L’homme moderne d’Albini ne prend par ailleurs aucune place quand il dort puisque le lit étroit est rejeté en l’air comme en flottaison, au risque de faire une chute de deux mètres de haut, mais au bénéfice de l’installation sportive placée au sol juste dessous en face du tapis de gymnastique censés constituer un antidote quotidien à la physique newtonienne.

Le recours au Raumplan de Loos est discret mais très utile pour libérer l’espace au sol de la masse du lit où, bien entendu, ce jeune homme passe le moins de temps possible ! A moins que le côté ouvert sur l’allée de ce stand ne se prolonge par une terrasse ou un balcon pour prendre le soleil, activité hygiénique cohérente avec le projet et l’époque. Et pourquoi ne pas y faire la sieste en suspension dans un hamac comme l’aimait Albini ?

Notons qu’en tant qu’allégorie, fiction et modèle, la proposition destinée de toute évidence à un passionné de montagne peut être munie des instruments propres à d’autres sports. Mais dans le cas présent la caractérisation du projet, les skis, raquettes et cordes ou le mur en pierre apparente par exemple laissent supposer qu’on pourrait être à la montagne, ce qui constituerait un précédent, en tout cas en terme d’architecture intérieure, et  résoudrait la question des repas !

Mais le Pirovano de Cervinia, lui, n’est ni une fantasmagorie ni une fiction.

 

Pourtant on y retrouve les mêmes qualités que dans l’installation de 1936.

On a beaucoup écrit sur un prétendu « Albini nouveau », en ignorant volontairement et par commodité critique la continuité entre le réalisme onirique d’avant-guerre et le travail d’acclimatation de cette poétique à son sujet (construire à la montagne) tout comme la participation d’Albini au mouvement de promotion de l’architecture anonyme ou vernaculaire qui apparait chez de nombreux architectes rationalistes dans ces années d’après-guerre, suivant l’intérêt précoce de Pagano pour l’habitat rural et sa pléthore de documentation photographique montrée également en 1936.

Notons aussi que le projet intervient après des années de guerre passées à travailler sur le mobilier comme prototype de l’architecture où il construit son langage architectural fait de décomposition-suspension-recomposition, d’études de connexions, juxtapositions, superpositions : L’architecte de 1936 a eu en quatre ans tout le loisir, retiré à Piacenza, de mettre au point des solutions tirées de ses projets de design. L’Albini du réalisme onirique d’avant la guerre aurait changé ?

Pas vraiment. C’est surtout la vivacité et l’originalité d’un rationalisme qui se révèle à lui-même dans une activité théorique et pratique intense d’adaptation aux problèmes spécifiques de l’Italie : BBPR théorise la modernité d’une architecture respectueuse de la préexistence historico-environnementale en milieu urbain et construit la Torre Velasca, le néoréalisme de Gardella fait merveille en milieu rural (Casa del Viticoltore, 1944-47) et pour le logement social, pendant que sa relecture des topiques urbains milanais du XIXème siècle séduit la haute société, Albini, enfin, surprend tout le monde avec sa relecture moderne de la tradition vernaculaire à Cervinia.

 Ignazio Gardella, la Casa del Viticoltore, 1944-47

Le Pirovano côté route, archive Albini

Le bâtiment

 

De loin et ignorant tout de l’habitat vernaculaire valdôtain le touriste non averti aperçoit un chalet avec une terrasse. En se rapprochant, arrivé à la bonne hauteur, il découvre un objet architectural bien singulier : le chalet en bois est perché sur un corps de bâtiment légèrement moins volumineux au sol qui longe la route alignant de vertigineuses colonnes en pierre qui le soutiennent. Celles-ci sont à leur sommet, au dernier étage de la structure basse, pourvue d’un chapiteau en forme de champignon facetté surmonté par l’extrémité de la poutre qui soutient la partie supérieure et forme comme l’architrave tournée d’un quart d’un nouveau genre de colonne dorique. La colonnade est surprenante par l’échelle des cylindres : dans l’architecture traditionnelle valdôtaine la partie inférieure du rascard est à peu près équivalente en volume à la partie supérieure en bois qui sert de grenier et ces deux volumes sont séparés par un vide étroit muni de « champignons » en bois (type cèpe) qui relient les deux corps. La récolte est ainsi à l’abri des souris.

Le “fungho” traditionnel, archive privée

Les “funghi” de Franco Albini, Archive Albini

La colonne qui soutient discrètement chaque étage et la partie supérieure

Franco Albini s’est saisi de cet élément traditionnel « a fungho » en allongeant la queue du bolet pour en faire une colonne. La partie basse est pleine et accueille au rez-de-chaussée les commerces et le dépôt pour les skis, au premier étage, l’entrée correspondant à l’escalier principal extérieur, la réception, un vestiaire, un office, les logements des domestiques et la chaufferie. C’est au second et dernier étage de la partie basse que commencent les espaces de vie. Cet étage réservé à la restauration, à la détente et à une zone privative qui abrite une pièce de séjour et une cuisine réservés au propriétaire. Cette partie comme l’autre sont munies d’escaliers en forme d’échelle pour monter aux chambres réparties sur les deux étages de la superstructure supérieure en bois. L’ensemble de cet étage est éclairé par une suite continue de fenêtres bandeau en hauteur et se prolonge au sud-ouest sur le petit côté par une grande terrasse soutenue par une poutre surmontant un mur de pierre qui ajouté à la pierre des colonnes suffit à évoquer la base du rascard par le matériau utilisé. Les têtes de champignon étant, comme les colonnes, détachées du corps de bâtiment, elles sont visibles directement depuis la terrasse, également de l’intérieur au travers du bandeau de fenêtres et se retrouvent dans la pièce qui utilise l’horizontalité pour rendre l’aspect interstitiel du vide traditionnel entre les deux corps et mettre en valeur le champignon. Cela contribue beaucoup à la transparence, à la luminosité générale en établissant un rapport permanent entre le dehors et le dedans. La reprise à l’intérieur des mêmes piles qu’à l’extérieur accentue l’impression d’un entre deux habité entre les parties, comme si l’on avait vitré sur son pourtour le vide d’un vieux rascard.

L’un des escaliers intérieurs avec derrière les fenêtres bandeau et à l’intérieur les piles-champignons.
Archive privée

A partir de cet étage, on s’aperçoit beaucoup mieux de la construction en trois modules sur deux niveaux du refuge. La pièce à vivre-restaurant est pourvue de plusieurs échelles qui la relient aux chambres réparties en trois unités d’habitation traitées en duplex : les tables de l’étage inférieur sont organisables en fonction des échelles ou non mais les échelles correspondent chacune à un module faisant de la partie séjour le premier niveau du duplex, le second niveau étant consacré aux chambres et salles de bains. La partie réservée au propriétaire est sur le même modèle mais orientée sud-ouest côté terrasse, avec un escalier pour monter à la chambre et aux sanitaires. C’est le seul duplex dont la partie inférieure ne soit pas complètement partagée. On accède aux dortoirs et aux petites chambres individuelles du dernier étage par le même type d’escaliers, répartis à peu près de la même façon. Dans les zones nuit, tout est en bois et les escaliers de meunier aussi, formant ainsi un ensemble d’une grande et chaleureuse homogénéité. Le traitement de la partie partagée des duplex assure la convivialité qu’on attend d’un refuge. Pas de doute, on est à la montagne et sans faire de manières.

Les détails d’assemblage des bois sont apparents et rythment expressivement le bâtiment à l’intérieur comme à l’extérieur autant qu’ils rappellent les assemblages des vieux rascards. Le bois utilisé pour le mobilier spartiate du séjour et du restaurant règne également dans la zone nuit, renforçant l’unité et la simplicité d’un ensemble pourtant très savamment pensé.

On remarquera que contrairement au rascard traditionnel, la partie habitée n’est pas en bas où l’on partageait avec le bétail la « stalle », mais en haut, au dernier étage de la partie en pierre et au-dessus, à la place du grenier en bois.

Après cette visite, la perplexité de l’approche dissipée, il n’y a plus de doute possible : c’est un bâtiment moderne.

Les plus ardents défenseurs de l’orthodoxie fonctionnaliste en conviennent, même si certains comme Gentili (2) ne peuvent parvenir à le considérer officiellement comme tel qu’en attribuant cet exploit à un bien commode « nouvel Albini » (3), ignorant volontairement la continuité avec ses réalisations précédentes.

Une chambre (“cellule de repos” selon la terminologie albinienne) au 3ème étage

Le troisième étage avec ses quatre chambres doubles, celle du propriétaire et deux chambres individuelles

Le second étage commun avec la terrasse et le troisième avec les chambres

L’intérieur de l’étage de restauration et de détente commun, avec ses départs d’escaliers, un par module en duplex, menant aux chambres du troisième étage.
Mobilier : Fratelli Poggi

Aucune mimesis donc dans ce projet mais une relecture savante du patrimoine vernaculaire au moyen de l’acquis fonctionnaliste :

En premier lieu, Albini et ses contemporains n’ont rien oublié des travaux de Pagano sur l’architecture spontanée en milieu rural qu’ils avaient découverts dix ans plus tôt.

Ensuite, le projet avec ses volumes spécialisés par destination et donc par fonction relève de la matrice moderne utilisée et théorisée par Le Corbusier. La méthode de décomposition-recomposition des volumes en fonction de leur destination se retrouve dans plusieurs édifices du Maître : la Cité Refuge à paris (1929) ou le pavillon de la Suisse à la Cité Universitaire (1930). La création de deux volumes superposés séparés par un vide et reliés par des piles qui soutiennent le volume supérieur, l’inférieur pouvant prendre une forme exonérée des contraintes porteuses réduites au minimum, la relecture hors échelle des funghi valdôtains pour en faire des colonnes se rapproche également des pilotis habituels chez le Corbusier. La juxtaposition des cellules /modules identiques en dents de scie viendrait plutôt du constructivisme de Melnikov ou de Frank Lloyd Wright, considéré comme le père de l’ « architecture organique » qui s’en était fait une spécialité.

L’influence en Italie de Frank LLoyd Wright progresse très exactement dans ces années avec les ouvrages de Zevi au point que vient dominer l’idée tellement juste que l’architecture n’est pas ou organique ou fonctionnaliste, elle est l’architecture et toute architecture est organique par définition: l’architecture organique est un pléonasme.

Un bâtiment est un système qui fonctionne comme un organisme et à chaque fonction correspond un organe en réseau avec les autres qui contribuent à l’efficacité du tout. L’orthogonalité et le mécanicisme n’ont rien de contradictoire avec l’organicisme (9). Il ne suffit pas d’imiter une feuille, une poire ou un lapin, de coller à une paroi rocheuse en utilisant la même pierre, voire de devenir troglodyte pour faire de l’architecture « organique ». Ce serait une vision purement formelle de ce qui est organique.

Même les structures les plus élémentaires vivantes ou inertes ont une organisation intime aussi ordonnée qu’un exercice de géométrie. Les  cellules vivantes ou un élément minéral savent être d’aussi parfaits polygones que les mathématiques peuvent en construire. La microbiologie dément la théorie de l’apparence extrêmement fragile sur laquelle repose l’adjectif « organique » appliqué à l’architecture moderne.

C’est une commodité, mais c’est une erreur.

 

Donnons la parole à Albini lui-même.

A propos de l’inversion des destinations traditionnelles du bas et du haut du rascard, de la décomposition et recomposition du modèle ancien, de la superposition des deux volumes, celui du bas étant un espace fermé muni d’une suite continue de fenêtres en bandeau éclairant son dernier étage destiné au salon et à la restauration en reproduisant l’effet de suspension des greniers des anciens rascards, à propos enfin de l’utilisation détournée du “fungho” à une échelle inhabituelle, Albini assure que tout cela suffit à donner à « l’édifice une pleine et indéniable modernité .». (4)

L’anti-formalisme fonctionnaliste et humaniste d’Albini n’a rien à envier à la « modernité » confite du Style International et représente très exactement le contraire du folklorisme arriéré des constructions courantes en montagne les plus récentes.

Albini développe sa pensée :

 

«Le problème soulevé par l’édifice est celui de son insertion dans le paysage alpin en s’appuyant sur l’expérience vernaculaire de la Vallée d’Aoste qui bien qu’ancienne colle à l’esprit moderne. » (5).

« Le programme se limite aux moyens traditionnels et aux matériaux naturels dans son exigence d’adéquation aux usages locaux et à l’environnement naturel. Point besoin de dire qu’il n’y a ici rien de folklorique, bien au contraire, il s’agit d’une architecture et donc d’une intervention urbanistique singulière, unique et originale, le but étant de démontrer que l’architecture moderne n’est pas tenue d’utiliser des moyens et des matériaux nouveaux et qu’elle n’a pas à se priver de ceux qui, même anciens, sont pertinents et dans la logique du projet. » (6).

« Je crois que la tradition c’est un devenir de civilisation dans sa forme et son esprit, une continuité historique dont le moteur est la vie dans les limites de la nature humaine définie comme un capacité d’adaptation et une incapacité à la changer. L’histoire des hommes n’est pas celle de la nature vouée à être ce qu’elle est, mais elle est le mouvement par lequel les actes consciemment posés par les hommes en font le cours. » (7).

 

Albini synthétise ces idées sur les rapports entre tradition et modernité en prononçant son fameux : « La tradizione siamo noi. » (8).

Le mobilier

 

C’est une chance que Franco Albini ait travaillé à faire du Pirovano une œuvre totale en en créant le mobilier. Avec Poggi il réalisa tout le mobilier du refuge. Ce mobilier enrichi et colle à la poétique du projet par l’usage du bois, les formes simples et la fabrication très soignée, à la gouge, comme il se doit. En voici quelques exemples.

Éloge de la modestie

 

 

L’ensemble de l’édifice et son ameublement participent d’une poétique de la modestie ce qui n’a rien d’étonnant chez Franco Albini qui se considérait moins comme un artiste que comme un artisan. Cette modestie sincère et fière a été largement commentée notamment par Samona:

 

« Une fluidité des plus naturelles donne à la simplicité des travaux récents une richesse émotionnelle singulière, une facilité à les comprendre et à les assimiler qui les font percevoir comme les choses les plus familières. L’Albergo Pirovano exprime cette pleine, sereine et quasi libre simplicité d’autant plus productrice d’émotion qu’elle s’accorde avec une structure équilibrée dans son organisation, ses fonctions et sa forme qui neutralise ou atténue toute forme d’exhibitionnisme dont Albini se garde comme d’une faute. »  (10) TdR

 

Et par Tafuri :

 

« Certaines oeuvres d’Albini comme l’Albergo per Ragazzi à Cervinia ou de Gardella sont particulièrement enclines à intégrer des éléments issus de l’empirisme populaire (…) comme un détachement aristocratique de tout matériel formel attendu et comme une valeur ajoutée. » (11) TdR

 

« le dépassement dialectique du « rationalisme » se fait à bas bruit et se réalise discrètement dans le sens d’une exaltation de la matière, d’une indétermination formelle ouverte à un empirisme assumé comme une métaphore d’une condition artisanale apte à produire des œuvre uniques sans fanfare ni trompette, en toute modestie. ». (12) TdR

 

De nombreux autres critiques et architectes ont joint leur voix à ce concert de louanges célébrant ainsi la mutation réussie du fonctionnalisme italien à compter de la Libération et la naissance de ce qu’on a cru bon d’appeler le néo-rationalisme.

 

L’Albergo Pirovano est aujourd’hui malheureusement découpé en appartements mais il demeure un édifice mythique et reste un chef d’œuvre précoce du rationalisme italien réformé.

Vue de Cervinia à la fin des années 50 avec au centre la Casa del Sole de Carlo Mollino, juste à droite le vieil hôtel Astoria et à l’extrême droite le discret Rifugio Pirovano d’Albini

Notes

Note 1: Bernard Janin, Le Tourisme dans les Grandes Alpes italiennes : Breuil – Cervinia et Valtournanche (sic), Revue de géographie alpine, 1964, n° 52 pp 211-264.

 

Note 2 : Eugenio Gentili, 1965: « compte tenu de la singularité du sujet, il est difficile de déterminer qui est vraiment ce Franco Albini là. »  (TdR)

 

Note 3 :  Augusto Rossari , 2005: « il nuovo Albini » expression empruntée à Paolo Chessa in Il Museo del Tesoro di San Lorenzo, Comunità, n° 47,Fevrier 1957.

 

Note 4 :   Franco Albini :  Albergo per ragazzi a Cervinia, in Edilizia Moderna n°47, décembre 1951.

 

Note 5 :  Ibid

 

Note 6 :  Ibid

 

Note 7 : in Relazione de una serata al MSA il 14 giugnio 1955, Casabella Continuità, n° 206, pp 45-52.

 

Note 8 : cité par E. Gentili, Ritrati di architetti italiani Franco Albini, in Comunità, n° 28, décembre 1954, p. 42.

 

Note 9 :  Roberto Gabetti, Quaderni di Architettura, 1988, p.36 : « le rationalisme organiciste propre à Albini, imprégné de nouveauté et de références culturelles. »

 

Note 10 :  Samona : Franco Albini e la cultura architectonique italienne in Zodiac, 3, 1958, p.115

 

Note 11: 11 M. Tafuri,  Architettura contemporanea, vol II, Electa, Milano, 1979, p. 326.

 

Note 12.  M. Tafuri,  Storia dell ‘architettura italiana, 1944-1985, Einaudi, Torino, 1986, pp 20-38.

 

À suivre : troisième partie, hiver 2025, Carlo Mollino et la montagne…

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