Newsletter 8

La force et la singularité de l’Italie est d’avoir su marier tradition, innovation technique et modernité jusqu’à faire de cette combinaison la caractéristique du « made in Italy » encore aujourd’hui.

Mais ce ne fut pas toujours le cas : ce résultat est le fruit d’un long effort marqué par des poussées et des reculs au cours desquels les concepts d’innovation formelle ou technique, de tradition et de modernité se sont rapprochés pour dépasser les contradictions et les antagonismes très violents au début du siècle, notamment entre artisanat et industrie. A partir de la troisième Biennale de Monza (1927), la tendance jusqu’ici plutôt hostile à l’innovation technologique dans les arts décoratifs et l’architecture s’inverse : elle devient enfin pour les architectes et les premiers designers la condition de la modernité.

Giuseppe Pagano, fauteuil et repose pieds en plywood pour l’Université Bocconi, Milan, 1940.
Photo Federico Torra. Collection HP Le Studio.

La confrontation des productions italiennes avec les productions du modernisme allemand, français ou hollandais, moins à l’occasion des dernières éditions de la Biennale Internationale des Arts Décoratifs de Monza (1923 et 1925), qu’à l’Exposition internationale des Arts Décoratifs et Industriels à Paris en 1925, ou à la Triennale de Milan qui remplace la Biennale en 1930 et qui deviendra le Salon du Meuble que nous connaissons aujourd’hui, la visite par les jeunes architectes milanais de la grande exposition de Stuttgart où triomphent les idées du Bauhaus en 1927, les progrès considérables de l’industrialisation et surtout de son image, l’incapacité des artistes à résoudre les questions de la production de masse et de l’habitat social, la prise en charge de ces problèmes par les ingénieurs et les architectes de la nouvelle génération et enfin la volonté progressive des architectes (surtout à partir de 1935-38) de prendre leurs distances avec un fascisme pourtant soucieux d’apparaître, non sans ambiguïté ni impostures, comme l’incarnation de la modernité, créent les conditions d’un rattrapage dans lequel innovation technique et modernité coïncident.

Chez les rationalistes, la notion de style est évacuée et c’est la méthode fonctionnaliste qui en tient lieu : la fonction détermine la forme. Le pas est franchi.

Figini, Pollini, Bottoni, Frette, Libera (Gruppo 7), Casa Elettrica, IV Triennale de Milan, 1930, Archives de la Triennale de Milan.

Giuseppe Terragni, Casa del Fascio, Côme, 1932-1936. Archives de la Triennale de Milan.

Les Triennales successives (IV en 1930, V en 1933, VI en 1936 et VII en 1940), deviennent, dès l’installation de celles-ci au Palais de la Triennale terminé en 1933 par Giovanni Muzio, devant le Parco Sempione, un moyen très efficace de diffusion d’une esthétique monumentale et un moyen de promotion du génie scientifique et industriel italien appliqué à l’architecture et  au paysage domestique. Le Palais de Muzio est en phase avec la peinture et la sculpture italiennes du mouvement Novecento de plus en plus volumineuses. Felice Casorati y créé une salle des colonnes aussi mystérieuse que ses toiles, celles de Sironi ou de De Chirico, les jardins et le Parc permettent de multiplier les exemples de constructions régulièrement et de présenter au large des expositions thématiques sur la construction, le sport, le logement social, les matériaux de synthèse, d’édifier des pavillons éphémères types, bref de documenter la modernité.

Felice Casorati, V Triennale, Salle des Colonnes, Palais de La Triennale, Milan, 1933. Archives de la Triennale.

Asnago et Vender, VI Triennale, 1936. Archives de la Triennale.
Franco Albini, Villa Pestarini, 1938. Archives Domus.
Franco Albini, logement type, VI Triennale, 1936. Archives de la Triennale.

Si Le régime fasciste applaudit à ces nouvelles architectures claires, lumineuses, transparentes et hygiéniques, s’il tolère le mobilier en tube simple, pratique et peu coûteux, surtout dans les collectivités ( crèches, hôpitaux, postes, écoles, etc….), il est néanmoins responsable de la dérive monumentaliste qui caractérise l’architecture publique de prestige des années 30 et d’un retour durable à un répertoire décoratif néo-classique qu’en réalité le gros des architectes n’avaient jamais abandonné et parmi eux les plus influents comme Gio Ponti soutenu par Margherita Sarfatti (« Ministre de la culture » de fait du nouveau régime, « Egérie du Duce » (1) et inventrice du Mouvement “Novecento”), qui le fait nommer au Comité de la Biennale de Monza de 1927 ou bien Marcello Piacentini à Rome. S’essayant au « goût moderne », ceux-ci l’ont toujours traité comme un style, une modernité toute superficielle dont l’E.U.R. et tout le mobilier pseudo art déco italien ( le « Style Novecento ») sont parfois le meilleur et souvent le pire exemple.

 Virgilio Vallot, buffet monumental de style “Novecento”, IV Triennale, 1930. Archives de la Triennale de Milan.
Agnoldomenico Pica, fauteuil, V Triennale, Milan, 1933, Archives de la Triennale.
Gio Ponti, chaise pour les bureaux de la Montecatini à Milan, 1936. Archives Domus.
Gio Ponti, Cabinet en chêne et émaux de De Poli, 1941. Archives Ponti.
Guerrini, Lapadula, Romano, projet pour l’EUR42, VI Triennale, 1936. Archives de la Triennale.

Le dirigisme et le corporatisme mussoliniens avec la création en 1925 de l’ENAPI (Ente Nazionale Piccole Industrie) favorisent l’artisanat et la petite industrie, imposent des normes de qualité, contrôlent la production en fixant des objectifs quantitatifs  et à partir de 1935, soutenu par les architectes rationalistes, les ingénieurs et les industriels, Mussolini met en place une économie de guerre dont l’autarcie est le principe. Les pionniers du Rationalisme comme Giuseppe Pagano et Giuseppe Terragni, très liés tous les deux à Margherita Sarfatti comme Luigi Banfi architecte du Groupe BBPR, tous fascistes aussi convaincus à l’arrivée de Mussolini au pouvoir qu’ils seront déçus et meurtris par l’évolution du régime, Bottoni, Asnago, Pollini, Vender, Palanti à Milan, Levi-Montalcini à Turin, puis Albini avec son réalisme magique et ses “espaces atmosphériques”, Gardella et toute la jeune génération rationaliste fasciste ou non, rivaliseront d’ingéniosité et d’audace dans l’utilisation des matériaux nationaux ou de substitution prescrits par le régime : le buxus, la faesite, le suberit, la masonite, le plymax remplacent le bois et les essences exotiques partout où les essences domestiques ne suffisent ou ne conviennent pas. L’aluminium et ses dérivés, l’anticoradal et le xantal, le verre sécurit de production italienne, le linoléum, le lincrustra, le néon pour l’éclairage sont autant de matériaux expérimentaux qui propulsent l’Italie dans la modernité. Les architectes et les petits industriels s’intéressent beaucoup aux matériaux naturels traditionnels comme le travertin, le marbre, la paille et le rotin dont l’Italie regorge : c’est la renaissance des paillages de Chiavari (Gènes) dont les rationalistes feront un large usage, encouragés par la valeur symboliquede ce matériau modeste, rustique, propre à renforcer le lien entre modernité et tradition vernaculaire dans une ambiance d’exacerbation du sentiment national.

 Emanuele Rambaldi, mobilier paillé, production Chiappe, Chiavari, 1933. Collection Privée.
BBPR, Casa Banfi, 1940, Milan. Archives Domus.
 Franco Albini, Appartement Albini, chambre à coucher “atmosphérique”, Milan, 1940. Archives Privées.
 Franco Albini, Villa, rez de chaussée, VII Triennale, 1940. Archives de la Triennale.

C’est donc à marche forcée que l’appareil productif et l’offre se modernisent et c’est de la même façon que l’innovation technologique s’impose comme la condition du renouvellement. L’architecture moderne fait désormais partie du quotidien des Italiens : bars, restaurants, magasins, équipements publics, administrations, le modernisme est partout même s’il pénètre bien peu et assez mal dans les maisons. Signe des temps, la revue Domus créée par Gio Ponti en 1928 passe de son éclectisme éclairé et sans dogmatisme aux rigoureuses poésies nues des rationalistes en 1940. A la VIIème Triennale (1940), placée sous le signe du mobilier standard, c’est un rationaliste pur jus qui est nommé commissaire.

Néanmoins, les questions formelles en décoration et le mobilier domestique étant assez indifférentes au régime, c’est dans le champ de ce qui deviendra le design que les architectes rationalistes trouvent un lieu d’expérimentations très libre. Anticipant des temps meilleurs, quelques uns d’entre eux, principalement en Lombardie, Franco Albini, réfugié à la campagne par exemple, s’appuient sur une poignée de petits industriels et de petits artisans lombards, piémontais ou  fonctionnant en réseaux pour élaborer des prototypes destinés à servir d’exemples à une production de série originale et démarquée des productions en tube plus ou moins heureusement imitées du Bauhaus.

Ils placent ces modèles aussi bien chez eux que chez leurs rares clients et les exposent à l’occasion des Triennales. Largement publiés dans Domus et dans Casabella (la revue des rationalistes), compilés dans des recueils destinés aux professionnels (Giancarlo Palanti, Mobili Tipici Moderni, Ed.Domus 1933), ils constituent un répertoire de formes nouvelles sans cesse réélaborées, corrigées et améliorées qui se montrera extrêmement précieux au moment de la Reconstruction. Le fauteuil Luisa dont la version initiale date des années 40 et la version définitive est de 1955 et le fauteuil Fiorenza de Franco Albini (1956 pour la dernière version, avec de nombreuses versions dès les années 30) sont au nombre de ces meubles types dont la genèse commence confidentiellement dans les années 30.

Franco Albini, fauteuil, appartement Albini, 1940. Archives Domus.
Franco Albini, projet de fauteuil, 1939. Archives Domus.

Cette amorce de renouvellement formel se fait dans le cadre d’un fonctionnalisme révisé et au prix d’un travail critique qui s’attache à faire évoluer le mobilier rationnel dans le sens d’une plus grande expressivité tout en restant fidèle à la méthode et à l’esprit du mouvement moderne.

Libre et indépendant d’esprit, Gio Ponti, qui n’a jamais été vraiment rationaliste mais qui en utilisera tôt et avec pertinence la méthode pour des projets isolés comme les bureaux de la Montecatini (1936), documente dans Domus de 1928 à 1940 les travaux des plus grands architectes étrangers, les réalisations et les propositions italiennes qu’elles soient rationalistes, novecentistes ou “modernes” et les grandes expositions internationales. Les idées circulent et à la suite de l’Exposition Internationale de New York en 1939 et du concours « Organic Design » organisé par le MOMA en 1940, on peut constater une poussée des formes zoomorphes, sinueuses et aérodynamique dont Carlo Mollino, « rationaliste hérétique » surréaliste et baroque, l’Ecole de Turin, Gio Ponti, Ico Parisi, Carlo De Carli à Milan et bien d’autres s’empareront avec enthousiasme à l’instar des architectes du monde entier.

Faute d’avoir voulu créer un style de plus, et pour cause, le rationalisme voit se développer sur ses marges une modernité d’allure nouvelle qu’il saura intégrer avec intelligence et un grand discernement. Cette irruption de la fantaisie et l’apparition d’une modernité privilégiant la liberté des formes et la plasticité, cohabitant avec une modernité abstraite, graphique et cérébrale séduit autant les architectes indépendants que les ébénistes qui y voient la possibilité de valoriser leur savoir-faire traditionnel et se réjouissent de l’apparente réconciliation du style avec la modernité.

Que cette inflexion conduise encore à un « style » nouveau, qui plus est un style international, ou bien soit une évolution sui generis du rationalisme italien pour qui la modernité est un processus en adaptation constante, une continuité, comme le suggère le futur titre de leur revue Casabella (Casabella-Continuità), sera le grand débat des architectes italiens des années 30 aux années 50.

Mais pour l’instant, le “style moderne” et le rationalisme se confondent pour le commun, comme pour de nombreux professionnels. Se diffusant par imitation, plus ou moins contaminé par le néoclassicisme impérial ambiant, c’est le style du moment, alors qu’il est bien évidemment considéré par les rationalistes et la critique comme du faux moderne. Parmi les critiques les plus importants de l’époque on retiendra Edoardo Persico qui convertit Franco Albini au rationalisme en 1932 non sans le mettre en garde contre la rigidification et les risques d’un académisme moderne qui menacent déjà ce qui devient dans les années 30 le “Style International” .

Les rationalistes et en particulier la minorité anti-fasciste, dont Albini, sont assez disponibles au début des années 30 du moins ceux qui ne sont pas ou plus mobilisés, mais ils ne sont sollicités pour les commandes de prestige qu’avec de plus en plus de parcimonie et au prix de concessions qu’ils ont du mal à accepter (Adalberto Libera à Rome pour le Palais des Congrès de l’E42, l’E.U.R). La plupart d’entre eux sont cantonnés à l’architecture sociale et sanitaire, à l’installation d’expositions temporaires (Triennale et Fiera Campionaria), mais heureusement reçoivent quelques commandes privées et pensent déjà à la Reconstruction.

Franco Albini, logement pour un homme, VI Triennale, 1936. Archives de la Triennale.

Malheureusement, le mobilier rationaliste par son refus du luxe et la revendication d’un certain anonymat, contrepartie de la production de série, n’a convaincu qu’une infime partie des élites et l’essentiel de la production mobilière des années 30 et 40 se complait dans les pièces de style, le faux moderne confortable de chez Osvaldo Borsani après le départ de Maggioni par exemple, ou dans le meilleur des cas le Novecento, désormais dominé par Gio Ponti avec, parfois malgré lui, sa cohorte d’architectes ensembliers et de faiseurs dont “l’élégance” du style est le seul souci, qu’il soit cubique, antiquisant, néo-Louis XVI  ou les trois à la fois. On citera Paolo Buffa à Milan, Mario Quarti le fils du grand Eugenio et Gariboldi à Rome à l’intention des “Parioli”.

Paolo Buffa, enfilade “Novecento”, 1934, courtesy Phillips auctioneers.

Pourtant à l’effondrement du régime en 1943, le bilan est très encourageant. Grâce à leur discipline méthodologique et à leur persévérance, mais aussi à l’esprit critique dont ils ont fait preuve à l’égard du Bauhaus et du « Style International” afin de préserver leur “italianité”, grâce aussi aux contraintes matérielles qu’ils ont expérimentées sous le fascisme, grâce au temps de maturation que la rareté des commandes a pu donner à leur réflexion sur une modernité « à l’italienne » et le concept de tradition moderne, enfin grâce au pragmatisme dont ils ont fait preuve face à l’attitude ambiguë d’un régime tantôt bienveillant tantôt hostile, les architectes rationalistes ont trouvé la voie de la réconciliation entre l’innovation technique, les anciennes traditions artisanales et la modernité et ont ainsi jeté les bases d’une tradition nouvelle.

On ne peut que déplorer le destin tragique des pionniers du rationalisme comme Pagano et Banfi morts à Mauthausen en 1945 ou celui de Terragni si déçu par le fascisme et qui volontaire pour le front russe, en revint après Stalingrad quasi mort d’épuisement et de désespoir, quelques mois avant son décès à Pavie en 1943. Begiojoso fut déporté à Mauthausen avec Banfi pour son engagement dès 1938 dans la Résistance, soutenu clandestinement par Rogers lui-même menacé par les lois anti-juives et désormais comme ses camarades acquis à la Résistance.

Lorsque s’ouvre en 1947 la première Triennale de l’après guerre, la Triennale de la Reconstruction, les architectes rationalistes qui ont survécu à la guerre et au fascisme, notamment Albini, Gardella, le Studio BBPR sans Banfi mais avec un Peressuti très remonté et un Rogers déjà au travail à peine revenu de Suisse, sont enfin en situation de donner toute la mesure de leur talent et les mieux placés pour entreprendre le chantier titanesque que représente le relèvement d’une Italie en ruine.

Lucio Fontana, Soleil, VII Triennale, 1940. Archives de la Triennale.

Note (1) : Françoise Liffran, Margherita Sarfatti, l’égérie du Duce, Seuil, 2009.

 Prochain numéro : Mars 2023

HP LE STUDIO
1, rue Allent
75007 Paris
FRANCE
.

hplestudio@orange.fr

.

Elisabeth Hervé
+33 (0)6 09 80 43 40
.

Marc-Antoine Patissier
+33 (0)6 03 12 55 60

.

Du mardi au vendredi, de 14h30 à 18h30

.