Newsletter été 2023

Franco Albini, chambre via de Togni, 1940. Domus

Avant le XIXème siècle, la chambre à coucher, quand il y en avait une,  était une pièce publique. On y recevait, on y prenait ses repas, et bien sûr on y faisait tout ce qu’on peut faire dans une pièce destinée au repos et à la vie intime du couple ou du dormeur solitaire..

.

Le passage à une société bourgeoise et longtemps pudibonde a considérablement réduit les fonctions de cette pièce, désormais exclusivement réservée au sommeil, à la toilette, à la prière, à la procréation et à la mort.

.

La chambre est restée très spécialisée lorsque les architectes rationalistes s’y intéresseront en maintenant cette spécialisation qui allait comme un gant au fonctionnalisme : une pièce, une fonction. Le zonage préconisé par le Mouvement Moderne  ne changeait à priori rien pour la chambre telle qu’on la connaissait depuis la révolution industrielle.

.

C’était sans compter avec l’évolution des mœurs au XXème siècle car sa fonction se trouvait enrichie par la prise en compte des nouveaux besoins et des vraies aspirations que la vie moderne voyait naître avec elle : le rêverie, la sérénité, le calme, notamment, mais aussi le besoin de se rapprocher de soi-même, de ce que depuis Freud l’on savait enfoui ou refoulé et plus seulement le lieu sacré du devoir conjugal et de la mort avec l’imagerie pieuse et l’austérité qui l’accompagnent.

.

C’est le lieu de la liberté intime.

.

C’est d’ailleurs ainsi que le turinois Carlo Mollino, au début des années 40 poussera jusqu’au surréalisme cet appel au rêve et à l’ « expression du moi intime » du commanditaire, fût-il lui-même, ce qui était le but ultime de l’architecture selon Loos. La puissance érotique des deux propositions contraste avec la relative neutralité des rationalistes mais pas avec leur expressivité. Les problématiques qu’on peut identifier chez les uns éclairent les spécificités des autres.

.

La matrice : Adolf Loos et la chambre de Lina, Vienne, 1903

Adolf Loos, chambre de Lina, Vienne, 1903. MAK.

Adolf Loos avait donné le ton en 1903 avec sa célèbre chambre blanche imaginée pour Lina sa jeune femme de 19 ans : un halo féérique et propre au fantasme.

Il avait 33 ans, souffrait de la syphilis depuis l’âge de 20 ans, avait perdu un testicule, était devenu stérile et, avec un jeune camarade, Peter Altenberg, était depuis quelques années littéralement fou de la jeune fille.

Ils formèrent un temps un couple à trois puis Lina épousa Loos en 1902.

Nimbée sur tout son pourtour de voilages immaculés et couverte de fourrure angora neigeuse grimpant jusqu’au lit pour couvrir le podium destiné au matelas tendu de soie blanche posé dessus, la pièce était d’un érotisme flagrant qui se mêlait à une sensation de pureté que l’on a récemment qualifiée de morbide, à tort ou à raison (1).

Mais c’était l’époque de Klimt et la femme dans la société  viennoise, une fois sortie de l’enfance, n’avait pas bonne réputation. La misogynie y était tout aussi virulente que l’antisémitisme. La volonté de Loos de cristalliser l’innocence de son  épouse dans un cocon virginal de femme-enfant est bien de son temps. On pense à ces corps de femmes au sexe ouvert esquissés sur le papier par Klimt et au léger rehaut d’aquarelle rose chair entre les jambes. Mais ici personne et de rose, point.

Egon Schiele quelques années plus tard dévoilera plus crument ce qui y est inscrit en creux : le sang rouge de ses écorchés représentés sur un fond aussi livide que la toile de batiste qui ceinture la pièce. Il y a peut-être bien de la cruauté en jeu dans ce paradis blanc voué par l’effet du mariage à ne jamais rester immaculé, du moins en principe. Car s’il y a un sacrifice en attente dans ce lieu stérile et vide c’est bien celui de Loos, et notamment de sa masculinité, à l’instar des autoportraits ensanglantés de Schiele nu, mais certainement pas celui très bourgeois, d’une vierge dépucelée.

Lina n’avait pas attendu son mariage pour s’émanciper.

Une femme entourée de fourrures comme celle de Sacher Masoch, déesse dominatrice et sûre d’elle (2), voilà  le fantasme de Loos à l’œuvre dans ce dispositif.

Mais c’est un retour à la case départ : la femme sexuellement émancipée est toujours une créature dangereuse à Vienne autour de 1900.

La tragédie aura d’ailleurs bien lieu : en 1905, Heinz Lang, dix-neuf ans, devint l’amant de Lina. Quand Loos le sut, Lina quitta Heinz. Le jeune homme anéanti reçu de Peter Altenberg, l’ami de Loos, cette injonction :  «Meurs, c’est une déesse».

Il se suicida. Lina quitta Loos et ils divorcèrent..

Mais quittons ces abysses pour le ciel d’Italie.

Trois chambres rationalistes à Milan entre 1936 et 1941

Aussi matricielle que soit la chambre de Loos, les propositions des italiens rationalistes sont bien loin de la déliquescence fin de siècle qu’ils dénoncent par ailleurs.

.

Spécialisée donc, mais sans volonté de spectacle. Abstraite et fonctionnelle. Rationnelle et magique. C’est la chambre des rationalistes milanais presque quarante ans après celle de Loos.

.

En 1944, dans son numéro 202, Domus avait publié un article de Enrico Peressutti (BBPR) intitulé : « Tout aménagement est une déclaration ». Il  n’y avait donc pas de raison que la chambre d’un architecte échappe à ce statut de manifeste.

La seule eut été de ne pas la publier mais les rationalistes italiens concevant leur travail, y compris celui destiné à leur propre usage, comme à chaque fois un exemple à montrer et donc un « statement », ils en firent la publication.

.

Parmi les plus intéressantes, nous en avons choisi trois. Celle d’Albini en 1940, celle de Banfi en 1941 et celle de BBPR en 1936.

.

Franco Albini, chambre à coucher, via De Togni, Milan 1940

En juillet 1941 Domus publie l’appartement de Franco Albini via De Togni à Milan. Celui-ci apparait bien comme un manifeste et force est de constater que la chambre met en œuvre sa conception poétique de l’espace de manière saisissante.

La photographie publiée par Domus est à cet égard très éloquente et constitue un des meilleurs exemples de ce qu’Albini appelait ses « espaces atmosphériques » : dans cette chambre  aux murs blancs et sans aucun meuble ancien, l’attention est attirée par la Vierge à l’Enfant du XVIème siècle accrochée à un mât métallique au milieu de la pièce comme à une paroi transparente. Elle semble léviter dans l’air et se détacher devant la lumière qui la nimbe, diffusée à travers les voilages blancs de la fenêtre qui lui sert de fond, en créant deux plans successifs supplémentaires. Entre les deux plans et à gauche, un autre mât soutient un dispositif de miroirs carrés  encadrés de lumières électriques et alignés horizontalement jusqu’au mur, au-dessus d’une table de toilette toute en transparence, formant ainsi un plan vertical virtuel de plus. Le caisson cubique en bois noirci de la table de toilette fait écho aux miroirs carrés obscurcis par le reflet de la face latérale de trois armoires en laque noire réunies en un rectangle presque carré, disposées le long du mur de gauche dénué de tout accrochage, contrairement au mur droite sur lequel, au-dessus du lit, sont suspendus des tableaux. Traité ainsi, avec son verni noir brillant, le bloc des trois armoires disparait en tant que volume et masse. De face, et selon la luminosité du jour, il devient un carré noir se détachant sur un mur clair comme un vide, un trou. Inversement, il peut apparaitre comme un carré noir se détachant sur le vide d’un mur blanc dématérialisé par l’absence d’accrochage. Cette dissolution des plans, des masses et des volumes dans l’espace est sans fin : le reflet de la pièce très claire et lumineuse dans les portes de façade de l’armoire fait apparaitre dans une surface vibrante, circonscrite par le mur d’appui blanc mat un hologramme enchanté de tableaux, de meubles, de points lumineux. Dans cette atmosphère onirique, la disposition étrange des portes, avec leurs poignées toutes dans le même sens, prend une valeur expressive surprenante qui, pour le coup, relèverait presque d’une esthétique surréaliste si Albini n’avait pas sa propre éthique et sa propre  esthétique et propulse ce meuble bien au-delà des limites du fonctionnalisme moderniste. L’armoire apparait alors comme une boîte merveilleuse, un cadre magique avec ses portes dématérialisées, comme la métaphore d’un accès possible à un au-delà du réel et peut être de la conscience.
.

Ainsi, la dissolution des volumes dans l’espace, l’intégration d’un jeu de plans réels à un jeu de plans virtuels, les oppositions des noirs et des blancs, des surfaces mates et brillantes, le surgissement d’objets inattendus répondent en termes architectoniques à la sensibilité des artistes italiens du Réalisme Onirique, dans une forme d’abstraction magique qui fait toute la singularité de l’œuvre de Franco Albini.
.

C’est un parfait exemple d’une architecture à vivre comme une expérience psychosensorielle. Il semble en revanche que même en retournant la question dans tous les sens la sexualité soit évacuée de cet espace dont la virtuosité de la composition semble avoir monopolisé toute l’attention de l’architecte.

.

La triple armoire de l’appartement Albini, via De Togni Milan, 1940 au PAD en 2008, Galerie HP Le Studio.                                                                                                                                  Archives HP Le Studio.

Luigi Banfi, chambre à coucher, Milan, 1940

La chambre, ou plutôt l’espace-nuit de Luigi Banfi publié dans Domus en avril 1940 semble fonctionner poétiquement comme celui d’Albini mais  a minima. On y retrouve l’essentiel des spécificités albiniennes et et il lui ressemble beaucoup toutes choses égales par ailleurs. Mais si Albini construit sa composition sur un mode pictural créant une atmosphère nébuleuse et pleine de surprises, l’espace de Banfi est d’une lecture plus claire et sa compréhension est immédiate, bien qu’impossible à apprehender d’un seul coup d’oeil puisque il est cloisonné.
.

Whistler chez Albini, La “ligne claire”chez Banfi.

Luigi Banfi, chambre de Madame, Milan 1940. Domus.

On remarquera en effet qu’il s’agit en réalité de deux chambres communiquant par un couloir ou plutôt une sorte de vestibule à placards très lumineux mais sans portes pour s’isoler l’un de l’autre, juste un rideau de fils très léger et presque transparent.

La mixité y devient facultative ce qui n’est pas sans importance mais la spécialisation est toujours là.

On aperçoit un hamac juste à l’entrée de la chambre de Madame, au bout du vestibule, seul couchage indifféremment utilisé par Madame ou Monsieur.

La fonction du sommeil de Monsieur et de son travail est rejetée derrière les placards hors de l’espace conjugal ouvert appelé « chambre de Madame », mais l’ensemble, même cloisonné, relève bien d’un maintien de l’espace intime à l’écart des autres pièces.

Luigi Banfi, vestibule de l’espace-nuit et chambre de Monsieur, Milan, 1940. Domus.

BBPR, “Chambre à coucher pour deux jeunes époux sportifs”, Triennale de Milan, 1936

La chambre imaginée par Luigi Banfi et les autres membres du groupe BBPR en 1936 pour « deux jeunes mariés sportifs » est riche d’enseignements.

 

L’esprit rationaliste et moderne y sont tout entiers et le rôle de manifeste du dispositif est poussé très loin. Par nature, cette chambre présentée en 1936 à la Triennale de Milan est une exhibition. C’est aussi la représentation d’un idéal de vie saine, spartiate et moralement très exigeant tel que le régime qui tyrannise les italiens depuis 13 ans déjà le préconise pour la jeunesse de sa nouvelle Italie.

Mais ne nous y trompons pas : cette vaste chambre malgré sa coïncidence avec les idéaux fascistes, est un manifeste de la modernité la plus radicale. Elle produit d’ailleurs une impression très différente de celle d’Albini et sa radicalité, sa nudité, la place qu’elle fait au vide et son implacable orthogonalité font penser mutatis mutandis à celle de Loos.

On ne peut évidemment pas ignorer le seul signe qui s’y trouve. Pas de tableaux, de statues qui volent, mais un crucifix inscrit entre deux blocs de verre au-dessus du lit monopolise l’attention au premier regard. C’est l’effet du vide qui l’entoure.

Même si il s’agit d’un des stéréotypes de la chambre à coucher d’un couple catholique depuis des lustres, la présence du crucifix nous dit bien dans quel cadre moral nous nous trouvons et malgré le côté énigmatique de cette grand pièce presque abstraite, elle repousse tout ce qui pourrait évoquer la sexualité. Ce n’est pas le sujet pour BBPR et nous ne sommes pas à Vienne.

La pièce doit sa perfection presque gênante à sa modernité radicale. Le lit en tube métallique blanc est eu milieu face à la fenêtre avec à sa tête le dos d’une grande armoire laquée bleu marine qui fait face à l’entrée et cache le lit pour accueillir tout ce qui ne doit pas être vu ou ce dont la fonction ne nécessite pas de visibilité permanente. Elle ouvre sur des rangements et un écritoire à abattant. Fermée, elle renvoie votre image au moyen du miroir qui double une de ses portes. A droite en entrant on aperçoit derrière un rideau en filet translucide les équipements sportifs et un hamac éclairés par une ouverture au plafond. Cela forme comme un corridor menant à la salle de bain dont l’entrée se trouve sur le même plan que l’entrée de la pièce aux portes coulissantes en verre dépoli. On peut ainsi se livrer aux activité hygiéniques (sport, toilette) sans passer par la partie ou se trouve le lit et écrire un mot sans gêner le ou la dormeuse. Le sol est en linoleum bleu ciel.

Clarté, simplicité, transparence, modernité des matériaux : s’il y avait eu un prix de radicalité moderne BBPR l’aurait sûrement obtenu. Et pour l’expressivité, la nudité vertueuse et métaphysique de l’ensemble y suffit. Vraiment ?

Pour l’observateur attentif, cette chambre tellement sèche et clinique qu’elle pourrait être passée au jet, recèle en creux ce que son thème suggère. On aperçoit dans le coin inférieur gauche de la photo une fourrure sur un siège. L’ogre n’est pas loin et ce que le fascisme fantasme à propos de cette jeunesse sportive surgit du vide. Ces corps athlétiques aussi nus que cette pièce ne sont pas seulement un idéal mais ils sont un trophée et une nourriture. Ce sont les enfants de Saturne qui les dévora. Pasolini l’avait bien vu en adaptant Sade à l’écran et en plaçant l’action de son film sous la dictature fasciste. (3)

Et Carlo Mollino ?

Comme nous ne pouvions pas ignorer la chambre de Loos pour parler des trois chambres que nous venons de présenter, nous ne pouvons pas ignorer le pendant de celle-ci chez Carlo Mollino en 1940 et en 1943.

Quarante ans après la matrice de Loos , en 1943, Carlo Mollino conçoit une chambre ou plutôt la représentation d’une chambre qui relève plus du surréalisme que du réalisme magique des rationalistes mais dont l’érotisme fait écho à celui de la chambre de Lina sur un mode il est vrai très différent.

Carlo Mollino est de la même génération qu’Albini. L’un est Turinois l’autre Milanais.

Les rationalistes milanais s’étaient bien gardés de sortir du réalisme onirique ou métaphysique pour aller jusqu’à revendiquer une quelconque parenté avec le surréalisme qui fleurissait de l’autre côté des alpes. Au contraire à Turin, Carlo Mollino qui n’avait aucun préjugé en matière de modernité, électron libre du rationalisme si l’on peut encore le considérer comme appartenant à cette mouvance, ne se privera pas de ce moyen d’exprimer son « moi intime » comme disait Loos.

Carlo Mollino, projet pour Domus, 1943. Domus.

Notons d’abord et c’est capital que son projet de 1943 est avant tout une architecture de papier. Imaginée pour une publication, elle n’a été réalisée que sous la forme d’un essai à l’usage de Mollino lui-même. Il n’en reste rien d’autre que quelques photographies assez difficiles à comprendre sans les dessins.

A la différence des autres chambres que nous avons montrées et ou l’orthogonalité règne en maître, dans la chambre de Mollino, pièce rectangulaire de 4 mètres sur cinq, censée ouvrir sur une galerie par une porte coulissante, le lit subit une rotation qui lui fait occuper la pièce dans son axe diagonal en formant ainsi deux trapèzes latéraux libres. Une pointe du rectangle désaxé que forme le lit se trouve à la porte de la galerie et la pointe opposée contre le mur de fond et la fenêtre. Les parties latérales ne restent pas vides puisque s’y trouvent les aménagements minimums d’une chambre, de nombreux miroirs et  servent d’accès aux deux salles de bains , la sienne et celle de Madame.

La spécialisation est à son comble comme en 1903. Dans les deux projets le lit est l’ intérêt de la pièce. Chez Loos il s’étend lascivement sur toute la surface de la pièce dans une sorte de dilatation qui rejette les rideaux contre les murs, chez Mollino au contraire le lit constitue une pièce dans une autre et les multiples couches de rideaux en sont les limites. Mais si c’est bien le lit qui fait la chambre comme chez Loos, l’espace clos du lit ne se dilate pas. Il s’inscrit dans un ensemble plus grand, très coloré et  entièrement capitonné : un cocon dans un écrin.

Carlo Mollino, plan pour “une chambre dans une rizière”, chambre-type pour Domus, 1943. Domus

Ce lit-chambre est indescriptible dans sa réalité concrète. C’est un pur objet d’architecture, abstrait et sans autre réalité que celle des dessins.

Il y avait là une bonne raison : ce projet était une commande de Domus pour une série sur des chambres-types, celle de Mollino étant « une chambre dans une rizière ». La revue alors aux mains des rationalistes aurait pu raisonnablement considérer la réponse de Mollino comme hors sujet tant elle sort de ce qu’on pouvait admettre comme exemplaire notamment à cause de sa complexité et son statut autobiographique. Mais Domus avait besoin de variété et de nouveauté. La proposition de Mollino répondait à ces deux critères au-delà de toute espérance. Après tout avec Molliino réapparaissait la typologie du lit à baldaquin, très déconstruit mais à baldaquin tout de même. Aucune proposition rationaliste ne s’y est frottée parmi les trois que nous avons examinées. Après tout un bon rationaliste n’a rien à cacher !

La vision de Mollino remplissait le cahier des charges donné par Domus : qui dit rizière dit moustiques, grenouilles et autres désagréments ce qui suffit à justifier la double enveloppe de moustiquaires qui entourent le lit d’abord puis l’espace de circulation autour de cette tente-cocon soutenue à chaque angle du lit par quatre poteaux verticaux et inclinés. Une étonnante mais très efficace solution synthétisant le tipi, le baldaquin et le lit colonial à moustiquaires.

A l’intérieur, Mollino lui-même, allongé tout habillé, jambes pliées, tenant au-dessus de ses genoux un miroir au bout d’une tige télescopique dans lequel le visage de l’architecte apparait avec en arrière plan les rizières qu’on voit de la fenêtre derrière le lit.

C’est suffisamment rare pour être noté : un autoportrait dans un lit pour présenter une chambre-type, personne n’avait jamais vu cela. L’égocentrisme de Mollino est sans doute la raison de cette incongruité mais elle a le mérite de placer l’usager au centre d’un projet qui met l’intimité en jeu. Et en ce qui concerne la vie intime de Mollino ce n’est pas une petite affaire.

Notons tout de même qu’une esquisse préparatoire montre un visage de femme à la place de celui de Mollino mais les jambes sont bien celles de Mollino avec son pantalon. Qui est cette femme ? Lui ? Une femme quelconque ? Y aurait-il comme chez Loos une substitution à analyser ? Une confusion des genres ?

Une confusion tout court en réalité. Le dessin ne montre qu’un miroir mais la chambre en compte cinq. Le dérèglement de tous les sens dont parlait Rimbaud est ici. Il est principalement optique et provoque une certaine désorientation, presque une sensation de chaos en tout cas de désordre. Pourtant les désordres du lit défait sont conjurés par l’absence de draps sur le matelas capitonné marron.

Carlo Mollino, esquisse préparatoire pour “la chambre dans la rizière”, 1943.

L’érotisme évident du dispositif est accentué par l’inclinaison divergente des poteaux à l’entrée du tipi bordé d’une double couche de voilages entrouverts comme les sexes de Klimt. Les matériaux soyeux, vaporeux, le capitonnage partout, le rouge joyeux des tissus, les miroirs, la double clôture du lit, tout conspire à l’expression d’une sexualité très personnelle dans un univers retiré, secret, propice à la satisfaction des fantasmes, au rêve et à toutes sortes d’expériences psychosensorielles

Carlo Mollino, élévation perspective, “chambre dans la rizière”, 1943. Domus.
Carlo Mollino, photographie, vers 1943.

Rien de morbide dans ce projet bien plus inspiré par Eros que par Thanatos. Du moins pour ce que nous pouvons en voir. Pour ce que nous devinons, mieux vaut laisser la parole aux images et se souvenir des femmes ligotées sur les polaroids de l’architecte.

Trois ans plus tôt Mollino avait donné une version plus citadine et plus ordonnée de sa cabane. La chambre à coucher réalisée pour la Casa Devalle à Turin en 1940 est moins mystérieuse et troublante mais utilise tous les moyens qui seront mis en œuvre  en 1943. Tout y est capitonné rose, parme et vert pour le canapé en forme de lèvres au bout du lit entre les rideaux entrouverts du baldaquin. La pièce est de forme libre et n’a rien à envier aux surréalistes, notamment à Dali.

La question du kitsch reste posée mais n’en étant pas spécialistes nous ne nous aventurerons pas sur ce terrain qui mériterait pourtant qu’on s’y intéresse notamment dans ses rapports avec le genre.

Carlo Mollino, chambre à coucher, Casa Devalle, 1940. Domus.

Au total, avec leur goût pour l’onirisme, avec la place faite aux rêves et la possibilité d’une intimité vraie, les rationalistes italiens en concevant leurs chambres ont exprimé ce que jamais la Nouvelle Objectivité allemande n’aurait pu inspirer. Ils ont pourtant respecté à la lettre les préconisations du Mouvement Moderne, mais ils les ont utilisées de la manière la plus expressive et significative possible, parfois malgré eux, entre les bornes posées par Loos en 1903 et par Mollino en 1943.

Il faut bien avouer qu’il y avait de la place…

Notes :

1: – Can Ocaner, Adolf Loos et l’humour masochiste. L’Architecture su phantasme, ed. Métis Press, 2019.

– Anika Reineke et Anne Röhl, Order and Chaos: the Bed as Pictorial Space and Textile Material, Université de Zürich, 2016.

2: – Sacher Masoch, La Vénus à la Fourrure, 1870.
3: – Pier Paolo Pasolini, Salo ou les 120 journées de Sodome, 1975.

HP LE STUDIO
1, rue Allent
75007 Paris
FRANCE
.

hplestudio@orange.fr

.

Elisabeth Hervé
+33 (0)6 09 80 43 40
.

Marc-Antoine Patissier
+33 (0)6 03 12 55 60

.

Du mardi au vendredi, de 14h30 à 18h30

.