Newsletter Printemps 2024

Notre exposition :

MODERN BRITAIN 1895-1933

Les Arts & Crafts et la renaissance des arts appliqués en Grande Bretagne au temps du triomphe de l’industrie : un parcours paradoxal à la source du Mouvement Moderne.

Les principaux objets présentés :

1 Le bureau personnel de Sir Ambrose Heal (1923)

 

Nous présentons au public pour la première fois le bureau personnel de Sir Ambrose Heal (1872-1959) dessiné et réalisé en 1923 pour son propre usage. Ce bureau en chêne cérusé n’a jamais quitté la famille Heal jusqu’à aujourd’hui. Il est publié dans le livre de Oliver Heal sur son père (voir images in situ). Il mesure fermé 1,50 m et ouvert 3,05m. C’est une pièce unique, exceptionnelle et d’une modernité évidente. Il est typique du tournant des Arts & Crafts pris après 1920.

Photos Hervé Lewandowski tous droits réservés

Le bureau in situ et un portrait de Ambrose Heal accoudé à cette table en position fermée, 1923

2 Une unique paire de tables rondes laquées noir et bleu (1916-1918)

 

 

De Sir Ambrose Heal également, une unique paire de tables rondes dessinées en 1916 et exposées en 1918 dans le « Mansard Flat » de Tottenham Court Road à Londres avec d’autres pièces laquées, imaginées dans le cadre de l’effort de guerre qui contingentait le bois. La solution trouvée par Heal les rapproche du travail des ateliers Martine et de Paul Poiret à la même époque et témoigne de la flexibilité de l’artiste-entrepreneur.

Photos Hervé Lewandowski tous droits réservés

« The Mansard Flat » et la collection de mobilier laqué en 1918

3 The Birmingham Guild of Handicraft, une exceptionnelle suite de quatre lustres en laiton, vers 1900.

 

 

 

Cette suite de lustres est une des plus élégantes créations de la Guilde fondée par Arthur Dixon en 1890, rarissime en quatre exemplaires, elle provient de l’ancienne collection de Mrs X, conservateur du Musée de Pittsburgh (Etats-Unis). Le modèle est illustré au catalogue de 1905 de BGH. Les verreries et la chaîne ainsi que des cache-douilles en laiton étaient proposés indépendamment du lustre. Notre version est celle avec les caches-douilles en laiton proposés au catalogue de BGH. Sans la chaîne ils mesurent 47 cm sur 47 cm.

4 Arthur Dixon, BGH, très rare lampe à poser en laiton martelé vers 1900

Cette lampe fait partie des luminaires qui ne se rencontrent que très rarement. La dernière fois que ce modèle fut présenté à Paris, ce fut au Centre Pompidou pour l’exposition  « Lumières, je pense à vous » en 1985 !

Inoubliable, cette grande exposition réunissait les plus belles lampes créées entre 1870 et 1980. L’exemplaire exposé était celui conservé au Victoria & Albert Museum de Londres provenant de la collection de Ashbee à qui elle fut offerte par Arthur Dixon.

Photo Hervé Lewandowski

5 Un très rare et important vase en cuivre et émaux cloisonnés par Clément Heaton, (1861-1940), Suisse vers 1895.

Photo Hervé Lewandowski

Né en 1861 à Watford (Angleterre), fils d’un des plus grands vitraillistes anglais, Clémen Heaton part en 1883 après sa formation à Londres pour Neufchâtel (Suisse) où il se fixe en 1893. Il y pratique différentes techniques de son invention (le cloisonné Heaton breveté à Londres en 1886, le papier repoussé Heaton breveté en 1888). On lui doit divers grands décors en Suisse (Musée de Neufchâtel, musée de Berne, tribunal fédéral de Lausanne, musée national de Zurich et de plusieurs églises américaines. Dès 1901 il renoue avec le vitrail, il s’installe aux États-Unis en 1914 où il laisse d’importantes œuvres (Church Of the Bless Sacrament, New York, notamment). Heaton se situe au carrefour des principaux courants des arts décoratifs nés au milieu du XIXe siècle, clairement dans la mouvance de William Morris et des préraphaélites pour l’essentiel de ses travaux, ses plats et vases en cloisonnés le rapprochent néanmoins de l’Art Nouveau. Artiste rare, ses œuvres sont particulièrement recherchées.

Le Mouvement Arts & Crafts et ses contradictions, à la source du Mouvement Moderne

On ne présente plus le Mouvement Arts & Crafts ni son fondateur William Morris. Depuis  la salutaire réévaluation des Arts & Crafts au début des années 1950 par Nicolas Pevsner  (1902-1983) avec Pioneers of the modern movement: from William Morris to Walter Gropius, 1949, puis The sources of modern architecture and design, (1968), le goût pour ce mouvement et la notoriété de Morris ont considérablement accru le nombre de publications et d’expositions surtout au cours des vingt dernières années. Les apports nombreux des critiques et les mises à jour historiographiques sont désormais suffisamment accessibles pour qu’on fasse l’économie d’une nième et fastidieuse histoire récapitulative. Contentons-nous de rappeler quelques fondamentaux.

1 Les origines et le contexte

 

 

Depuis Strawberry Hill, Horace Walpole (1717-1797) et la publication des « Chants d’Ossian » (1760), le goût britannique pour le gothique et le Moyen Age n’a jamais faibli : c’est dans ce style que la plupart des architectes lassés du néoclassicisme s’expriment depuis le début du XIXè siècle. Les édifices cultuels sont les premiers servis et ce style leur semble naturel compte tenu de leur destination et de la tradition. Puis les maisons privées, les édifices publics et commerciaux suivent. Le Gothic Revival et la Réforme Gothique qui prospèrent en Grande Bretagne dès les premières années du règne de la Reine Victoria (1837),  inaugurent un style architectural qui s’installe pour toute la durée du siècle et sert d’arrière-plan aux mouvements de réforme des arts décoratifs qui naissent dans sa seconde partie : les Arts & Crafts et l’Aesthetic Movement principalement.

On ne s’étonnera pas que l’apothéose de la puissance britannique exhibée en 1851 à la gigantesque exposition du Crystal Palace révèle une omniprésence de ce médiévalisme qui après tout flatte un pays qui a connu son premier âge d’or entre le milieu du moyen âge et l’ère élisabéthaine où le baroque s’invita sous les voutes du gothique tardif. Le second âge d’or de la Grande Bretagne c’est-à-dire l’ère victorienne, avec la révolution industrielle et le développement d’un Empire global qui ne se limite plus comme au Moyen Age aux possessions françaises des Plantagenets, et sur lequel le soleil ne se couche jamais, fait du style gothique un totem et le nationalisme britannique y trouve son compte comme les élites qui l’adoptent sans réserve. On loue ses vertus morales, il est pour les uns une expression idéale de l’Anglo-Catholicisme, pour les autres du protestantisme, ou encore l’ancre qui arrime les Iles britanniques aux valeurs les plus conservatrices alors que pour les autres il représente un idéal moderne de transparence et d’élévation spirituelle. On reconstruit dans ce style le Palais de Westminster à partir de 1840 et Balmoral entre 1848 et 1852. Augustus Pugin (1812-1852) est avec Barry l’architecte du nouveau parlement et c’est le principal agent de ce mouvement. Dès les années 1830 il écrit beaucoup sur la question et se met à l’ouvrage à partir de dessins qui couvrent l’ensemble des disciplines appliquées à l’architecture, à commencer par la décoration. Il fait ses premières réalisations au château de Windsor. Son œuvre dessinée est pléthorique mais en comparaison ses oeuvres sont rares en mains privées à cause de leur destination principalement publique ou religieuse et souvent immeuble. Un an avant sa mort, il présente à l’exposition du Crystal Palace une « cour médiévale » qui sera une des seules propositions approuvées par ceux qui formeront le mouvement des Arts & Crafts.

Ajoutons que le romantisme, précoce en Grande-Bretagne, et son goût pour le Moyen Age bouillonne dans toute la littérature et que Walter Scott et Lord Byron figurent encore en 1850 parmi les auteurs les plus lus.

C’est dans l’eau de ce bain que le Mouvement Arts & Crafts dispensera aux arts appliqués un salutaire savonnage à compter de la seconde partie du XIXème siècle.

2 La Grande Exposition de 1851 au Crystal Palace à Londres

 

 

Au Crystal Palace, immense serre-cathédrale de verre et de métal, les contemporains de Pugin, notamment le critique John Ruskin (1819-1900) et le jeune William Morris (1834-1896), tous convaincus de la pertinence de leur « médiévalisme », sont les témoins désapprobateurs du degré d’imbrication du style gothique mélangé à tous les styles du passé pastichés dans les objets et le mobilier présentés. Ils sont encore plus consternés par la mauvaise qualité des produits de l’industrie des arts décoratifs. Le machinisme cherche à reproduire la main de l’artisan en tentant d’utiliser sans rien inventer les mêmes modèles décoratifs. Une mascarade de décors superposés, mal fabriqués et de faux luxe, bon marché en plus, voilà le visage des arts décoratifs que renvoient comme un miroir ces pacotilles au visiteur, ouvrier comme artisan, employé, petits bourgeois, bref au spectateur. L’offense faite à l’art et aux artisans est insupportable aux tenants d’un retour à l’idéal médiéval : que ce soit pour la sculpture sur bois, le métal, le textile ou tout autre type d’artisanat d’art ou d’ornement, soit c’est le modèle et le motif qu’il faut changer, voire éliminer, soit c’est le mode et le rapport de production.

Au milieu de milliers de machines à la pointe du progrès, de la fièvre innovatrice et de la débauche d’autosatisfaction, la perversion par l’industrie de l’idéal médiéval leur saute à la figure…

3 Les réactions : socialisme utopique et naissance des Arts & Crafts

 

 

Une réforme du mode de production et la réintégration de l’art vivant dans l’habitat, les objets de la vie quotidienne et la décoration, deviennent  aux yeux de William Morris et de ses amis une urgence. En réalité chez les pionniers des Arts & Crafts c’est une remise en question totale de l’organisation sociale qui suit l’exposition. Morris qui fut un militant extrêmement actif du socialisme tenta même brièvement de faire pénétrer les idées marxistes en Grande-Bretagne pour finir par se rendre à l’évidence que la révolution prolétarienne n’était pas pour demain compte tenu du contexte socio-culturel spécifique au pays qui inventa le capitalisme industriel et le libéralisme 150 ans plus tôt. Grâce à un capitalisme dépourvu de climatisation les britanniques ne cessaient de s’enrichir au détriment de ceux à qui leur condition misérable ne laissait  ni le  temps ni la force de parvenir à une conscience de classe suffisante à l’avènement du « grand soir ». Bien que la société anglaise fût et demeure une société de castes, ce qui aurait pu produire dans la « working class » une réaction organisée et efficace, la place du communautarisme religieux et la prégnance du christianisme sous les formes variées du protestantisme, souvent très sévère,  le darwinisme social diffus, la soumission à « l’état naturel des choses » et au dogme de la prédestination prônés en chaire, la place de la charité privée ou paroissiale, le culte du commerce et de l’entrepreneuriat, la prospérité d’une classe moyenne de plus en plus nombreuse rendaient impossible une révision totale de l’organisation sociale, économique et politique. On lisait Dickens et plus tard Thomas Hardy et bien qu’on eût à la vue la misère des ouvriers, pour peu qu’on s’aventurât dans leurs quartiers, à part une vague empathie sentimentale et sans conséquences politiques rien ou presque ne se passait à la Chambre des Communes. Et dans la rue, de révolution, point.

Mais l’obstacle principal à un renversement de la situation très dégradée des ouvriers et du travail des artisans venait autant de la vision utopique, du lien très fort avec le protestantisme, et au fond du volet réactionnaire de la pensée de William Morris et de ses inspirateurs eux-mêmes, que de l’aliénation du monde ouvrier toujours immature et ne réagissant que sporadiquement et violemment par une explosion brève et locale, comme la révolte contre les machines de John Ludd en 1812 réprimée assez cruellement pour calmer pendant tout un siècle les velléités d’insurrection ouvrière.

 

Le caractère utopique de la vision sociale de Morris conduit à la certitude qu’elle ne sera jamais réalisée, ce qui est le propre d’une utopie, et oriente pour Morris  sa sublimation vers la régénération des arts appliqués, les arts de tous les jours, dans des intérieurs et des communautés délivrés des conventions, du superflu, bref un cadre favorable au bonheur.

Hygiène, éradication des taudis, de la misère urbaine et de la pollution industrielle, épanouissement personnel, spirituel, intellectuel, réalisation de l’individu dans son travail plutôt que l’aliénation de celui-là par celui-ci sans aucune place pour l’élévation, le contact avec la nature, les arts et la culture nécessaires à chaque être humain et en particulier aux artistes et aux artisans, sont les aspirations qui constituent le fondement de la philosophie des Art & Crafts.

Le projet de Willliam Morris est un projet de société dans lequel les arts jouent un rôle central et c’est un projet radical : tout doit être repensé de la petite cuillère à la ville. C’est en cela qu’il inaugure la grande affaire du XXème siècle : le design, l’architecture et l’urbanisme modernes réunis pour rendre la vie meilleure et plus belle au plus grand nombre, c’est à dire aux masses. Le Bauhaus ne dira pas autre chose. Les bases du Mouvement Moderne sont jetées.

 

Pourtant ce socialisme est un socialisme réactionnaire à bien des égards et en tous cas pétri des contradictions qui vont faciliter sa flexibilité et son adaptation à la réalité du commerce et de l’industrie.

Le rejet sans appel de la forme sociale née du capitalisme industriel, de ses idées et de ses laideurs, en particulier la laideur morale qui tolère, pourvu qu’il y ait profit, la dégradation des arts décoratifs, la disparition des artisans et la misère des ouvriers est bien entendu une condamnation du « Progrès ».

Partout, il apparaît à leurs yeux comme une régression alors que partout il est acclamé.

Mais l’industrie saura reconnaître l’intérêt pour la production de masse des simplifications apportées au mobilier par les Arts & Crafts qui reviennent à des formes et des structures primitives, inspirées du mobilier vernaculaire médiéval à l’ornementation rare et élémentaire. Les assemblages simples, l’usage du bois naturel, les formes fonctionnelles et faciles à reproduire, les typologies réduites seront un moyen de sortir des défauts de la fabrication industrielle de meubles prétentieux et de mauvaise qualité. Plus tard, Ambrose Heal et Gordon Russel seront les principaux acteurs du passage des Arts & Crafts d’une production confidentielle à une échelle plus en rapport avec les besoins d’une clientèle de plus en plus nombreuse et convaincue du bien-fondé de cette réforme. En préservant l’essentiel ils feront entrer un projet à priori anti-moderne dans la modernité.

Le socialisme, au sens de réforme sociale, prôné par William Morris et ses amis est aussi extrêmement ambigu : d’un côté Morris condamne les régressions que le capitalisme entraîne et de l’autre il propose une sorte de corporatisme sous la forme de guildes par métiers ou de petits ateliers dans un cadre rural centré sur une communauté paroissiale ou communale dans lesquelles les artisans ont pour bassin de clientèle leur environnement immédiat. Là aussi, le rêve est beau mais sa réalisation peine à s’affranchir du contexte socio-culturel de l’époque. William Morris le prouve lui-même en créant sur le modèle capitaliste en 1861 une entreprise pour la diffusion de son goût : Morris, Marshall, Faulkner & Co qui deviendra Morris  & Co. Il y accueille les préraphaélites qui depuis 1848 sont le pendant dans les arts de la réforme des Arts & Crafts dans les arts décoratifs : Edward Burne-Jones et Rossetti. Phillip Web s’embarque lui aussi dans cette aventure et ces pionniers rencontrent rapidement un succès public avec leurs vitraux , leurs textiles, leurs fameux papiers peints et leurs meubles. La forme capitaliste de l’entreprise ne semble pas les gêner outre mesure, étant entendu que la production se fait selon les règles plus ou moins amendées de la méthode et de la morale des Arts & Crafts.

Les guildes les plus actives se trouvent à Birmingham où Arthur Dixon fonde en 1890 The Birmingham Guild of Handicraft, consacrée aux arts du métal et à Londres avec la Art Worker’s Guild fondée par l’architecte Charles Robert Ashbee (1863-1942) six ans plus tôt avec une école pratique intégrée. Cet établissement comptera 195 membres en 1895, parmi lesquels WAS Benson et William Lethaby.

Mais ces guildes sont elles aussi des entreprises qui relèvent du modèle capitaliste, au moins dans leur forme sociale. En outre, sans aucun complexe WAS Benson produit ses chefs d’œuvre avec les mêmes machines que l’industrie, contrairement à Ashbee à et Arthur Dixon qui résisteront aussi longtemps que possible à cette solution, fidèles à la devise de la Birmingham Guild :  « By Hammer and Hand ».

 

Arthur Lasenby Liberty ouvrit en 1875 également à Londres un grand magasin consacré aux arts décoratifs. Les débuts firent surtout la part belle aux produits d’artisanat oriental et aux pionniers du japonisme très à la mode à partir de l’ouverture du Japon au commerce international après 1860. Né de cette découverte, l’Aesthetic Movement, avec Godwin et Dresser tout aussi précurseurs dans la simplification des formes,  y trouva un lieu d’exposition et de diffusion, puis les Arts & Crafts y firent leur entrée avec Phillip Webb, Archibald Knox ou encore William Birch.

 

Le médiévalisme du Mouvement ne doit pas faire oublier que pour la première fois depuis l’apparition des revivals néo-classiques et néogothiques la question du style n’est pas au centre du débat, la méthode productive, les vertus morales comme la sincérité et la modestie, et bien sûr le culte de l’art en tiennent lieu. Rien de formellement normatif. Les inspirations des Arts & Crafts sont donc assez variées et si la relecture du patrimoine vernaculaire médiéval est un pilier des Arts & Crafts, l’époque des Tudor voire le XVIIème siècle constituent aussi une source féconde de création. Cette vision où la méthode l’emporte sur le style est elle aussi séminale pour le développement du Mouvement Moderne.

Il n’en reste pas moins qu’en se diffusant le goût Arts & Crafts devient malgré lui un style, mais très difficile à appréhender malgré de nombreux marqueurs et à cause de la diversité des univers poétiques des artisans-artistes comme l’expérimenteront à leur dépens les imitateurs des grandes et luxueuses fabriques de meubles comme Waring & Gillow à Londres.

4 La formation et la diffusion chez les praticiens

 

En ville…

 

Quand est créée en 1887 The Arts & Crafts Exhibition Society, la Guilde d’Ashbee est active depuis 1884 et la Central School of Arts de Glasgow est déjà depuis deux ans entre les mains des tenants des Arts & Crafts. A partir de 1899 elle est dominée par le travail de Charles Rennie Macintosh qui est l’architecte de son nouveau bâtiment. La production des artistes et artisans de l’Ecole de Glasgow est sans doute la plus originale issue des institutions britanniques de l’époque et aura une influence considérable sur la Sécession Viennoise, les Werkbund allemands et le Bauhaus créé en 1919. C’est sans doute parce qu’elle est la plus proche du goût continental et de l’Art Nouveau européen, ce qui n’enlève rien à sa puissance de proposition.

Il faudra attendre 1896 pour qu’un établissement comparable ouvre à Londres sous la direction de William Lethaby et ce n’est qu’autour de cette date que les expositions de The Arts & Crafts Exhibition Society commenceront à connaître le succès.

 

Mais les propositions des Arts & Crafts inspirent aussi des démarches individuelles plus en rapport avec la lettre de l’utopie de Morris qui font rapidement école.

 

 

Far from the madding crow…

 

Que ce soit dans la région des grands lacs au Nord (avec William Simpson of Kendal) ou au Sud dans l’ancien royaume de Wessex (plus précisément dans la région des Cotswolds), des artisans et des architectes s’installent à la campagne pour mener une vie en harmonie avec les idéaux de William Morris. Originaires de la région ou venant de Londres et des grandes villes ces pionniers sont l’âme du mouvement et on leur doit d’avoir maintenu vivante la tradition nouvelle jusqu’au milieu du XXème siècle.

 

Ernest Gimson (1864-1919 ), architecte formé à Leicester et à Londres, touche à tout de génie, et Sidney Barnsley (1865-1926), formé à Birmingham et à la Royal Academy de Londres, architecte et artisan d’immense talent sont de ces pionniers qui vinrent tout réapprendre dans une des régions d’Angleterre parmi les mieux préservées, les plus riches et les plus aristocratiques : les Cotswolds, à l’ouest de Londres, entre Oxford et Bath et jusqu’à la côte sud, avec pour épicentre Cheltenham et le Gloucestershire c’est-à-dire l’ancien royaume de Wessex où Thomas Hardy situe l’ensemble de ses romans naturalistes.

Là, dans chaque village on pouvait trouver encore des artisans travaillant selon des méthodes ancestrales à la fabrication d’un mobilier simple et dont les modèles n’avaient pas changé depuis des générations comme Phillip Clisset (1817-1913) qui instruisit ces nouveaux arrivants dans l’art de la « ladderback chair » au cours des semaines qu’ils passèrent chez lui près de Cheltenham à Bosbury (Herefordshire).

Ernest Gimson, paire d’appliques en laiton, 1910. Archives V&A, Londres

Cette immersion malgré de nombreux voyages et l’ouverture éphémère d’un établissement à Londres (Kenton & Co), fut totale. Avec femme et enfants ces gentlemen quittèrent leur maison bourgeoise, leurs cabinets d’architecte, leur vie sociale parmi les « privilégiés » pour construire dans les Cotswolds leurs cottages, faire leurs meubles eux-mêmes, qu’ils posèrent entre des murs blanchis à la chaux sur de la pierre voire de la terre battue avec au-dessus de leur tête le toit de chaume typique de la région. Et à côté, ils établirent leurs ateliers.

Pour autant, ils étaient loin d’être isolés : la crème des Arts & Crafts était en contact permanent avec eux et ils participaient aux expositions de la « Arts & Crafts Exhibition Society » ainsi qu’à de nombreux évènements y compris à l’étranger.

Gimson et les Barnsley (Sidney et Edouard) étaient une référence, un modèle et un garde-fou pour les protagonistes de la première, seconde et troisième génération des Arts & Crafts et la formation était au centre de leurs préoccupations. La Bedales School (Hampshire) fut entièrement rénovée et meublée par Gimson et les Barnsley et devint une des écoles expérimentales les plus fécondes d’Angleterre. Leurs ateliers de Daneway (Froxfield, Gloucestershire) avaient besoin d’apprentis et de maîtres. La population locale n’était d’ailleurs pas la seule à y être formée.  L’atmosphère ressemblait de très près à l’utopie ruskinienne : là, tout était en harmonie. Des villages inchangés depuis des siècles, les nouveaux arrivants intégrés aux communautés rurales et paroissiales au milieu d’un environnement naturel somptueux et intact, des landlords locaux participant au financement de la communauté et de la formation par des commandes et des dons,  il y avait de quoi penser à une sorte d’Eden, le travail en plus, que les architectes les plus en vue et leurs cadets admiraient sincèrement, en tous cas suffisamment pour emboiter le pas de ces colons de l’intérieur.

Maxwell Balfour, portrait de Phillip Clisset, gravure, 1898

Ernest Gimson, Chenêts, 1904, détail

Extérieur et intérieur de la maison de Sidney Barnsley, 1898

Sidney Barnsley, table, 1905.
Détail des connexions pieds-entretoise en forme de “wishbone” typique de la manière des Barnsley

En ville, à nouveau…

 

En réalité seul Ambrose Heal resté à Londres réussit à perpétuer à grande échelle ce qu’il faut bien appeler son design au-delà des années 20 et à faire entrer durablement son entreprise, Heal’s & Son, dans le second XXème siècle. Ce fut aussi dans une bien moindre mesure le cas de Gordon Russel. Mais grâce à sa puissance de feu, son absence d’états d’âme dans l’usage pertinent et modéré des machines (seulement après 1928), sa flexibilité et à sa très précoce idée de s’adjoindre un bureau d’études composé d’architectes et de nombreux apprentis designers maison, tous sous sa férule et devenus indispensables, au fur et à mesure qu’ils se perfectionnaient et que le public évoluait, Ambrose Heal était parvenu en 1930 à attirer dans son gigantesque magasin de Tottenham Court Road une nombreuse clientèle et son offre s’était beaucoup accrue et diversifiée en même temps qu’elle s’éloignait des formes et des motifs typiques des Arts & Crafts sans pour autant en abandonner l’esprit qui en essaimant sur le continent sous d’autres formes contribuait à la formation d’une communauté de goût internationale.

Ambrose Heal, table laquée pour “The Mansard Flat”, 1916-1918

Heal’s & Son proposait tout : meubles, luminaires, textiles, accessoires déjà faits ou sur commande dans des espaces dédiés l’un aux nouveautés exclusives (The Mansard Flat), et ce depuis les années 1910, et d’autres pour chaque spécialité, dont un qui fut consacré à son projet de « Reasonable Furniture », projet évolutif imaginé en 1921 qui vit chaque année une nouvelle création en chêne s’ajouter aux précédentes. En 1933 ce fut le cas de son fauteuil à tablette rabattable et bibliothèque latérale avec son dossier inclinable, à nos yeux, la plus belle réussite d’intégration des Arts & Crafts et du modernisme que connut la Grande-Bretagne. Son travail de passeur était dès lors terminé avec un succès qui fit de lui l’inventeur du design industriel en Angleterre.

Ambrose Heal et son studio, “Reasonnable furniture” room, avec le fauteuil ajouté en 1933 à l’extrême gauche

Sir Ambrose Heal dessina son dernier meuble en 1939 puis se retira fier du tournant qu’il avait fait prendre en 1898 à cette vieille maison familiale qui faisait des lits depuis 1810, en la convertissant à l’esprit des Arts & Crafts et apparemment confiant dans ce que sauront en faire ses héritiers et ses collaborateurs pour le reste du siècle.

Racheté par Sir Terence Conran pour Habitat le nom Heal’s & Son brille toujours sur la façade de ses locaux historiques londoniens des chromes de le rénovation des années 30.

Mais de ce qu’elle fut en 1900, il ne reste plus rien.

Et de l’Empire britannique au temps de Victoria, plus grand-chose non plus.

 

 

5  La revue Le Studio et la diffusion du goût moderne

 

 

La diffusion par la presse des travaux du Mouvement Arts & Crafts et des commentaires critiques favorables ou défavorables à son sujet fut considérable, mais c’est dans la revue The Studio créée en 1893 que furent le mieux documentés les arts, les lettres, l’architecture et les arts appliqués de cette mouvance. En plus des numéros réguliers, un Yearbook était publié chaque année qui mettait en perspective les créations britanniques et celles du continent. Cette revue documenta la modernité naissante en Europe pendant des décennies et constitue aujourd’hui un trésor et une référence indispensable. Elle devint malheureusement beaucoup moins « pointue », après la crise des années 30. Elle fut publiée en anglais et en français.

 

Lorsque nous fondâmes notre galerie de la rue Allent en 1998, le nom « Galerie le Studio » nous vint naturellement à l’esprit, car nous avions bien l’intention de faire, avec nos découvertes et toutes proportions gardées, quelque chose de comparable non pas sur papier avec l’actualité de la création mais in vivo dans une démarche entre histoire de l’art pratique et réévaluation critique. Ce magazine que nous publions depuis mars 2022 est en quelque sorte le compte rendu périodique de nos recherches sur le concept de Tradition moderne et l’histoire du goût moderne.

Fred Foster, table pliante, 1940, et sa publication en 1951 pendant le Festival of Britain à Londres

Nous avons enfin, une récompense pour les méritants qui sont parvenus jusqu’ici…

Un objet unique du temps du Swinging London, si loin et pourtant si proche de la démarche et de l’esprit des Arts  & Crafts : un meuble modeste et vernaculaire en pin, une table de cuisine, soumise à la fantaisie artistique de son propriétaire Warner Dailey, jeune marchand prometteur, pour devenir un objet de design spontané et collectif, sculpté à la main et orné par ses usagers selon leur humeur, souvent inspirée par les sujets populaires anglais,  la culture vernaculaire de ce pays de marins et de voyageurs et la fantaisie propre à un meuble dédié à un chat !

Il s’agit de la « Rumpus Cat Table » de Warner Dailey, Jinx Rendish et Howard Hastings qui vit se réunir autour d’elle et de Dailey la bohème artistique et aristocratique londonienne des années 70.

« The Rumpus Cat Table » par Warner Dailey et ses amis.

Au sein de notre exposition sur les Arts & Crafts et le goût anglais, nous avons le plaisir de présenter au public pour la première fois cet objet en hommage à notre profession d’antiquaire, un objet mythique, inclassable, plein d’humour et extraordinaire devenu une icône entre Folk Art, Design contributif et tradition vernaculaire :

Une table de cuisine en pin du 19ème siècle, installée en 1971 à Laski House, 5 Addisson Bridge Place W14, Londres, immédiatement sculptée par Warner Dailey, Jinx Rendish et Howard Hastings avec une fantaisie à la Lewis Carrol puis tatouée par ses amis et visiteurs pendant les années qui suivirent.

Dès son achat en 1971, il l’agrémenta avec son ciseau d’une souris sculptée, peut-être en souvenir de Robert Thompson, the Mouseman, mais sans doute plus vraisemblablement à cause de son chat Rumpus, et deux amis designers américains, Jinx Rendish et Howard Hastings, lui sculptèrent dessus un couvert mis pour le charmant animal dont il fit lui-même un portrait plein d’humour attablé sur le plateau accompagné d’une sirène et de son monogramme en lettres anglaises WMD. Le meuble changea ainsi radicalement de nature, le ton était donné et pendant de nombreuses années ses amis et ses clients apportèrent leur contribution personnelle à ce qui devenait peu à peu une œuvre d’art collective, évolutive et spontanée en même temps qu’à chaque nouvelle intervention elle devenait un témoignage unique de plus en plus riche de l’état d’esprit si original de sa clientèle.

Warner Dailey : l’œil de la gentry du Swinging London et le chasseur de trésors de Malcolm Forbe

En 1968, un jeune américain de 23 ans déjà expérimenté, débarque du New Jersey chez Christie’s à Londres, au département d’Art Russe, avec la recommandation de la famille Pierrepont, et très rapidement acquiert la bienveillance de Malcolm Forbes qui collectionne les œufs de Fabergé et s’intéresse de près à lui. Très prometteur, Warner Dailey devient immédiatement par son extrême curiosité le marchand qu’il fallait à cette époque où les mannequins étaient des comtesses allemandes et les actrices des marquises anglaises. Revoir Blow Up d’Antonioni (1966) et Cérémonie Secrète de Losey (1968), tourné dans la maison de Lord Leighton à Holland Park, suffirait à saisir l’atmosphère très caractérisée du Swinging London du milieu des années 60 jusqu’au milieu de la décennie suivante.

Chineur compulsif, Dailey devient le « runner » attitré de Malcolm Forbes, des grands marchands, des artistes et de la gentry bohème qui à son tour lui ouvre les portes des gigantesques country houses de l’aristocratie britanniques.

Depuis plusieurs siècles ce peuple de marins, de découvreurs et de collectionneurs avait accumulé des objets de toute nature rapportés de l’ « Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais » et oubliés au grenier pour la plupart.

 

Ces trésors et ses trouvailles de 5 heures du matin furent la manne avec laquelle Dailey élabora et transmis sans départir son goût pour l’étrange et le « jamais vu » dont les visiteurs de sa première adresse près de Holland Park vinrent faire leur miel. La table de cuisine victorienne rectangulaire qu’il installa chez lui à Laski House devint la table à refaire le monde du Tout Londres, du moins de ses personnalités les  plus éprises d’objets et de collections inhabituelles et bien sûr de tous leurs amis et amies aussi inattendus que curieux.

 

Dailey fut autant l’inventeur de sa marchandise qu’un inventeur de collectionneurs, comme Christopher Forbes pour qui il monta une collection d’Art Victorien, déconsidéré à cette époque, et bien d’autres.

Rien ne lui échappa : ni les innombrables vestiges de la curiosité anglaise, ni et surtout pas le Folk Art, ni le plastique des années 60 qu’il collectionna dans les années 70-80, ni les curiosités naturelles, ni les Arts tribaux, ni les Arts & Crafts, à l’époque pratiquement oubliés, ni l’Aesthetic Movement, jugé décadent, dont, à l’instar du jeune Paul Reeves et de quelques autres, il se servait pour meubler pour rien les futures stars du rock, notamment Jimmy Page et Led Zeppelin, épris de ce goût nouveau, bizarre et déliquescent à souhait.

Comme David Hemmings  avec son hélice d’avion dans son coupé décapotable il avait son break bleu dont se souviennent encore avec émotion tous les marchands de Londres et son jeune apprenti de neuf ans, Will Fisher plus tard le fondateur de Jamb à Pimlico, qui vint donner une descendance à son goût. Ce goût, nous l’avons vu prospérer et il était déjà devenu, à nos débuts en 1990, le principe générateur du goût anglais des 50 dernières années pour « the unusual ».

Aujourd’hui et depuis longtemps cette table est devenue une véritable et inédite tranche d’histoire du commerce d’antiquités londonien dans les années 70. Un mythe, une icône dans une cuisine à ce point incroyable qu’elle inspira une série de gravures et un tableau à l’artiste Hector McDonnell en 1973.

 

Fiona et Warner Dailey sont mariés depuis trente-deux ans et vivent dans leur maison de Lewisham (Londres).

Selon l’étiquette punaisée au revers du plateau, sont intervenues les personnalités suivantes :

Lady Ann Queensberry : ANNIE Q (comédienne née en 1928, divorcée en 1969 de Lord David Douglas 12ème marquis de Queensberry, céramiste)

 

H.Warner Dailey, père de Warner Dailey: oiseaux et chauve-souris avec ses initiales de sa femme Dorothy Mainning Dailey DMD

 

Baronne Astrid von Heyl zu Herrnsheim: astrid (sa secretaire) et la future épouse de Christopher « Kip » Forbes, fils de Malcolm Forbes.

 

Warner Dailey : souris, initiales en anglaises WMD, Rumpus Cat (nom de son « chat de table »), sirène.

 

Bob Forbes : 4B enlacés pour le symbole du ranch des Forbes.

 

Griselda Stainton : GS

 

Bevis Hillier : Himself

 

Spencer Style : spencer

 

Comtesse Maria Francisca Adelmann : MFA

 

Peter Hawkins, expert en armes anciennes chez Christie’s : PH

 

Aaron Rhodes, fis du céramiste américain Dan Rhodes : AR

 

Sue Mervyn -Jones : Scotty’s dog Zulu

 

Hew Logan Kennedy: hew

 

Rupert Style: Snoopy dog

 

Josiah Emery, fils de Ethan Emery: Josiah

 

Melissa Wyndham: MEL

 

Patrick Dacla: Baleine, bateau, lézard

 

Camilla Style : MILLA

 

Ned et Milton B Medery : le poisson, la tête ovale

 

Malcom Forbes, voir Bill Lewis (ballons)

 

Leslie Redlich, San Francisco 😕

 

Steve Walker: “Tyiquetea”

 

Ethan Emery: oeil

 

Bill Lewis: ballons à l’occasion d’une conversation avec Malcolm Forbes sur un projet de traversée de l’atlantique via le Jet Stream 22 juin 1974

 

Contributions non identifiées mais attestée: Vanessa Redgrave, Tony Richardson, LL AA RR le Prince et la Princesse de Liège, Sylvain Guirey, Avril Yarruw, Paul Vignos, James Bradford Godfrey, François Leleu, George Fitzroy Seymour, Steve Walker, Mark Wyndham, Simo et Beata Reynolds, Hebry John Davis, Mark Witcombe, Simon Bull et Kaye Duncan, Rosine Rochette, Cornelia Bayley, George Sherlock.

 

Contributions supplémentaires revendiquées mais non inscrites sur l’étiquette : Lisa Halaby (SAR  la Reine Noor de Jordanie), SA le  Maharadjah de Jodhpur, Mia Farrow, Malcolm S Forbes, Art Garfunkel, Dominick Elwes, et de nombreux autres clients de Warner Dailey.

Vous pourrez voir ces découvertes dès le 3 mars et jusqu’au 7 mars au PAD

Pour aller plus loin et consulter les biographies complètes de quelques uns des artistes cités ici vous pouvez vous rendre sur notre site web:  hplestudio.com

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Elisabeth Hervé
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Marc-Antoine Patissier
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Du mardi au vendredi, de 14h30 à 18h30

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