Franco Albini (1905-1977), architecte
La rencontre avec Franco Albini et son œuvre n’a jamais laissé personne indemne. Celui dont Alessandro Mendini écrivait qu’il était dans l’absolu le plus grand maître de l’architecture moderne italienne incarne ce que le métier d’architecte et de designer devrait être idéalement, en particulier à notre époque de remise en question de nos modèles de consommation et de questionnement des valeurs des sociétés industrielles et post-industrielles.
Son message de frugalité, de générosité, de sincérité et de probité ne peut que frapper par sa pertinence.
Franco Albini est né à Robbiate, près de Côme en 1905. Son père était ingénieur. Diplômé en 1929 de la Faculté d’Architecture du Politecnico de Milan, il voyage à Barcelone où il découvre le Pavillon de Mies Van der Rohe et à Paris où il travaille un moment dans le studio de Le Corbusier. Il fait un passage éclair chez Ponti dont le goût mi-art déco mi-néoclassique ne le convainc pas. Il ouvre son propre studio en 1931 avec Renato Camus et Giancarlo Palanti. Ce faisant, et après une rencontre décisive avec le critique Edoardo Persico, il s’engage dans le mouvement rationaliste avec les fonctionnalistes italiens et se lance dans l’aventure moderne. S’il s’était fait remarqué par l’installation luxueuse et déjà très moderne de la casa Ferrarin en 1931-32, c’est bien le rationalisme promu par les rédacteurs de la revue Casabella, les débats sur l’habitat social et les premiers effets de la crise de 1929, qui le conduisent à entreprendre de nombreux projets collectifs de logement social et d’urbanisme, avec Ignazio Gardella notamment. Il consacre les années d’avant- guerre à la construction d’un univers poétique de plus en plus personnel, axé autour de l’idée de suspension et de légereté. Il excelle dans les très nombreux aménagements d’expositions qu’il multiplie à défaut de commandes d’un régime auquel il est profondément hostile, de même pour les aménagements de demeures privées et le mobilier qui au fur et à mesure des projets qu’on lui confiera constitueront un corpus solide et caractérisé au point qu’à la fin des années trente son travail fait déjà référence. On retiendra de cette période quelques chefs d’œuvres : la Stanza per un uomo de 1936 (VIème Triennale) où il aborde brillament le concept d’ « existenzminimum », la Villa Pestarini et son mobilier (1938), son propre appartement milanais avec sa lampe Mitragliera et sa miraculeuse bibliothèque en verre et câbles d’acier tendus (1938), enfin la Stanza di soggiorno per una Villa de 1940 (VIIème Triennale), une œuvre entre rigueur rationaliste, réalisme onirique et abstraction magique dont l’ameublement est la matrice d’où sortira tout son design et son architecture des années 50, 60 et 70. Retiré à la campagne pendant les années de guerre, il ouvre un studio sans rien d’autre à faire chaque jour que de travailler à l’invention d’un avenir débarrassé des fausses valeurs du fascisme. C’est là qu’il se plaît à se retrouver seul, ou presque, artisan d’architectures virtuelles, élaborant une méthode qui part du prototype d’un siège, par exemple, pour aboutir au projet d’un bâtiment : les solutions constructives de la chaise une fois validées serviront pour l’architecture qui, elle, ne peut avoir de prototype. Ces années de maturation et de créativité en chambre feront de lui la plus importante, pertinente et féconde force de proposition pour la Reconstruction. Dès 1945, les chefs d’œuvres de toute nature se suivent à un rythme vertigineux : le plan régulateur AR de Milan puis en 1949 le refuge de Cervinia, le plan régulateur de Gènes et le réaménagement du Musée du Palazzo Bianco à Gênes, le quartier Mangiagalli (Milan) avec Gardella. En 1950 le bâtiment de l’INA à Parme, la chaise Luisa et la table TL2, en 1952 le Musée du Trésor de San Lorenzo, le Musée du Palazzo Rosso à Gênes avec l’extraordinaire appartement de sa conservatrice et le fauteuil Fiorenza (Version Arflex 1). En 1956 le bâtiment de La Rinascente à Rome (Assistant, Renzo Piano), le fauteuil Fiorenza (version Arflex 2), enfin en 1957 la bibliothèque LB7, icône jamais égalée.
Jusqu’à la fin, Franco Albini travaillera à sa table à dessin en utilisant « le crayon comme une épée », disait-il. Franca Helg qui deviendra son associée en 1952 a joué un rôle décisif dans ces projets et leur mise en œuvre. En 1962 c’est Antonio Prina qui les rejoint suivi en 1965 par son fils Marco Albini, qui reprendra le studio à la mort du Maître en 1977.
Designer, architecte, muséographe, urbaniste, Franco Albini fut aussi un grand professeur. Il enseigna à Milan, à Venise et donna des conférences dans le monde entier.
Dans sa série de dix portraits consacrée aux plus importants architectes italiens des années 50, dont Ponti, Gardella et BBPR, publiée dans un ouvrage collectif de 1980 resté aujourd’hui une référence, Il design italiano degli anni ’50, Alessandro Mendini exprimait ainsi son admiration pour le Maître :
« Albini ou l’essence du design. Dans l’absolu, le plus grand maître de l’architecture moderne italienne. Son œuvre est froide, sèche, triste, composée, dure, précise, aigüe, essentielle. Rien de bourgeois dans cet œuvre d’une sévérité semblable à sa propre allure physique. Il peut arriver que les caractéristiques d’une œuvre coïncident avec la physionomie d’un artiste. Dans le cas d’Albini, artiste comportemental aussi, sa personne est bien le miroir vivant de son œuvre : cérébral, silencieux, austère, altier, introverti, intransigeant, moral, perfectionniste, calviniste, poète, rêveur, rationnel. »
Autant de qualités qui lui font conclure : « …sa vision d’un avenir nettoyé du superflu, ne ferait- elle pas d’Albini ce prophète d’une architecture et d’un design dégraissés et économe que tout le monde cherche et personne ne trouve ? Albini, minimal et conceptuel travaille à une ère nouvelle faite d’objets indispensables à notre survie, très exactement conformes à leur utilité et sans rien en eux qui ne leur soit absolument nécessaire, construisant avec raffinement à sa table à dessin des objets pour tous : le plus génial des bâtisseurs de géométries fonctionnelles de l’histoire de l’architecture moderne. »
On ajoutera à ces louanges, car aucun des adjectifs de Mendini n’est à prendre en mauvaise part, que l’œuvre d’Albini est à la fois un manifeste moral et un art poétique. Elle est la mise en œuvre d’une combinaison parfaite d’une éthique et d’une esthétique, d’une haute exigence morale et d’une méthode plutôt que la proposition d’un style. Le goût moderne est un changement de paradigme qui rompt avec l’idée même de style ou de mode et tourne le dos à la corruption d’un monde ancien, celui-là même qui aboutit au fascisme, à la misère, à la barbarie et à l’aliénation. Albini construit pour un monde libéré du poids de la contingence, un monde sans gravité : ses « espaces atmosphériques » où tout semble flotter, où les plans se succèdant à la vue sont discrètement suggérés, où les surfaces se dématerialisent par l’usage de la transparence du verre et de matériaux réfléchissants, ces poèmes vibrants et à peine meublés sont un rêve de légereté. Cependant la poétique d’Albini est aussi celle de l’effort : cet alpiniste chevronné sait l’attention permanente nécessaire à éviter la chute, connait parfaitement les tensions, les points d’accroche salutaires. Toute son œuvre est faite d’équilibres instables, de porte à faux, de points de connexion savamment étudiés, de rapports de forces contraires, en somme d’une lutte inquiète et exigeante pour la vie, la liberté et le progrès. C’est à ce prix que son message humaniste atteint l’universalité.
On comprend bien aussi, à lire Mendini, que l’oeuvre d’Albini n’ait pas trouvé dans la génération de la jouissance sans entrave et dans la société d’hyperconsommation un succès de grande ampleur. Des années 70 à la fin des années 90, Albini semble bien dépassé derrière les révolutions tapageuses du Pop et du post-modernisme plébiscités par les critiques, la jeune clientèle et l’Université. Atteint de la maladie de Parkinson, il constate lui-même cette évolution non sans déception. Pourtant, les propos de Mendini en sont la preuve, l’estime et l’immense admiration dont il jouit chez ses jeunes confrères et ses élèves est intacte, voire accrue par la figure de précurseur et de visionnaire qu’il incarne . Mais son temps a passé…ce sont désormais des artistes que le public veut voir dans les architectes et les designers. Or, artiste, Albini n’a jamais admis en être un. Il avait trop de respect pour les grands maîtres de la peinture et de la sculpture pour penser à autre chose qu’à la manière de les exposer et à la manière de vivre dans un environnement ou les œuvres d’art quelque soit leur époque se révèlent comme des épiphanies, où les anges et les madones médiévales vivent en suspension dans l’air à la maison comme au musée, art dans lequel il excellait.
La redécouverte de son œuvre au cours des vingt dernières années a permis de rendre justice à ce génie de l’architecture italienne. Ses meubles et luminaires ont fait leur apparition dans les grands salons d’antiquaires dès la fin des années 90. il est entré ensuite ,au catalogue des Maestri de Cassina au côté de le Corbusier, Hoffmann et Ponti qui réédite aujourd’hui quelques uns de ses chefs d’œuvres les plus connus.
Il fut membre du CIAM, de l’Académie de Saint-Luc et trois fois lauréat du Compasso d’Oro (1955, 1958, 1964).